N° 1 / Printemps 2013 RENAISSANCE Histoires de changer LIBRE SOUS CON DITIONS LE MONDE I N VI S I BLE Vois ma vie d’aveugle La vie après les barreaux TRÉSORS LITTÉ RAI R ES LE JOUR OÙ J’AI TROMPÉ L’EURO Lis-moi si tu peux Enquête sur les monnaies alternatives RÉTROGAM I NG Le dépoussièrage vidéoludique COYOTES Le coyote est un curieux animal. Chasseur solitaire, il renile ardemment le sol, l’air et la verdure à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Comme lui, les sens en éveil, nous traquons. La nature de notre gibier, cependant, diffère. Ce sont les expériences de vie, qu’elles soient belles, palpitantes ou dificiles à entendre, qui animent notre recherche. Notre souhait est de raconter ces histoires qui touchent au plus près la réalité d’un monde en perpétuel mouvement. Mus par notre curiosité et guidés par notre empathie, nous nous sommes lancés à la rencontre de l’Autre avec un grand A. Des hommes et des femmes qui nous ont fait le récit de leur vie autour d’un café, lors d’un repas familial ou le temps de quelques courses. Face à la précipitation, le goût pour le sensationnalisme et la relative médiocrité qui caractérisent l’espèce de fastfood de l’information vers lequel tend une frange signiicative du journalisme moderne, nous revendiquons l’originalité, la compréhension et surtout la patience propres au journalisme narratif dont Coyotes réclame sans rougir la iliation. Pour ce qu’elle espère être le premier numéro d’une longue série, la rédaction a retenu le mot-clé « Renaissance ». Dans un contexte où la crise, que ce soit dans sa dimension économique, sociétale voire morale, n’a rarement semblé aussi perceptible, l’occasion de mettre en valeur les quelques éclairs de lumière au milieu de ce crépuscule nous a semblé toute trouvée. Des éclairs que nous sommes allés dénicher dans des parcours aussi différents que le coming out d’un homosexuel, les tribulations de chasseurs de trésors littéraires, ou encore les récits d’anciens pensionnaires d’un centre de désintoxication. Coyotes est le produit de cinq mois de reportages, de lectures, de collaborations artistiques. C’est avec enthousiasme et un désir sincère de rencontres humaines que nous nous sommes lancés dans cette entreprise. Nous espérons que le fruit de notre collaboration sera aussi plaisant dans sa dégustation que dans sa culture. 3 RENAISSANCE Nom féminin (renaître d’après naissance.) Seconde, nouvelle naissance. -Figuré- Il se dit de la réapparition des choses morales ou intellectuelles. (Le nouveau petit Littré) Ce qui avait cessé d’exister, à une renaissance. Ce qui, existant déjà, reprend une vie autre et meilleure. (Le Littré) Religieux. Regénération de l’âme, de l’homme. (Les renaissances successives des êtres dans la religion de l’Inde.). -Par extension- Le fait de revivre, de ne plus être en danger de mort. (Le Robert) vue psychologique, un aveugle récent continue d’être une personne voyante. Mathurin, aveugle très récent, raconte une étrange expérience. Le matin, il se met à sa fenêtre qui donne sur sa rue. Sans surprise, il ne voit rien. Un voyant distinguerait un croisement de rues aux trottoirs investis de voitures immobiles. Néanmoins lorsque Mathurin revient s’asseoir dans son fauteuil, il dit voir des voitures de couleurs différentes stationnées, immobiles. « Mes yeux fonctionnent toujours. Comme un appareil photo », esquisse-t-il en guise d’explication. Lorsqu’il boit un thé avec un ami, Mathurin n’imagine pas de silhouette devant lui. Il voit des voitures garées. En fait, Mathurin ne voit jamais rien d’autre que des voitures garées. Professeur Monique Cor- donnier, Chef du service d’ophtalmologie à l’Hôpital Erasme parle d’ hallucinations visuelles. « On compare souvent ce phénomène à celui du ‘‘membre fantôme’’ dont parlent les personnes amputées d’une jambe, mais qui ressentent des démangeaisons au pied par exemple. En cas de perte des fonctions visuelles, le cerveau libère en quelque sorte ces images ‘‘fantômes’’. » Ces hallucinations touchent surtout les personnes qui ont perdu la vue brutalement. Cela s’appelle le syndrome de Bonnet. Eliane n’a pas ce type de vision. Elle voit bel et bien du noir, la négation de la couleur. Mais si ses yeux ne perçoivent pas de différence de luminosité, quelque chose en elle semble en avoir conscience. « Je sens la clarté. Quand il fait clair, l’espace parait plus grand. Quand il fait sombre, l’espace se réduit. Aujourd’hui, il fait tout petit. » Aujourd’hui, des nuages opaques pèsent sur la ville. La langue de bois agace profondément Eliane. Par exemple lorsqu’elle discute avec une personne voyante qui essaye de censurer tous les mots qui ont trait au visuel. « Je peux faire ça les yeux fermés… oh euh… je peux faire ça facilement quoi. » Se priver du vocabulaire visuel est une tâche quasiment impossible. Autant essayer de traire un caillou. La vue façonne à 80 % notre représentation mentale du monde. Enfants, nous bâtissons notre langage en associant des mots à des images. Elle trouverait cela improbable que l’une de ses amies dise « vous avez vu le ilm hier…euh enin Eliane toi tu l’as écouté ? » Pour cette raison, elle insiste pour dire : « J’ai vu un ilm hier. » « Le monde est au visuel », afirmet-elle sûre d’elle. « On continue à utiliser un langage visuel parce que l’on veut être comme tout le monde. » La vue façonne à 80 % notre représentation mentale du monde Le deuil « Le terme aveugle, je m’en fous. Un aveugle est un aveugle, point barre. On appelle bien un chat, un chat. » Le rire d’Eliane déborde sans prévenir. « Mais il ne faut pas croire. Il y a des jours où je pleure, où je suis dépressive. Je me dis : fourte ! Pourquoi j’ai ce handicap ? » Lorsqu’elle voyait encore, Eliane aimait la vitesse. En ces temps révolus, elle habitait encore à la campagne où elle pouvait jouer de l’accélérateur. En 1995, on lui décèle une rétinite pigmentaire. Cette maladie rétrécit progressivement le champ visuel de la personne. « En 1999, les angles morts devenaient trop grands, je commençais à me faire sérieusement klaxonner… Il faut faire énormément de deuils. Ne plus conduire, ne plus voir mes illes, ne pas voir mes petitsenfants. Le deuil c’est aussi de ne plus pouvoir aller quelque part sans demander... C’est lourd. » En 2004, sa maladie dégénère en cécité complète. Elle ne se laisse pas abattre et entreprend de conquérir l’obscurité. À l’école de ce nouveau mode de fonctionnement, elle fait un tri sur les savoirs qu’elle désirait acquérir. Elle teste le braille pour laisser tomber quelques mois plus tard. L’apprentissage est long et compliqué. Il faut plus de trois ans de pratique assidue pour le maîtriser. Aujourd’hui, la synthèse vocale permet de se passer du braille. Par exemple, la synthèse vocale transcrit auditivement tout ce qui se passe sur un écran d’ordinateur. D’ailleurs, Eliane navigue quotidiennement sur Internet et écrit des mails à bon nombre de ses amis. Eliane est également une grande dévoreuse de livres. Elle n’a pas besoin de louer un camion pour faire venir les 10 tomes en braille que compose un seul volume de la saga Harry Potter. Il existe désormais de gigantesques bibliothèques de livres audio, lus par des bénévoles triés sur le volet. Ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. De fait, certains livres étaient inécoutables, parce que le lecteur toussait, tripotait sa barbe ou chevrotait allégrement. Eliane passe ses journées à lire avec ses oreilles. En cuisinant, en voyageant, en s’endormant. Mathurin n’a pas encore eu le temps de partir à la découverte des arcanes de la cécité. Deux ans seulement. Par rapport à lui, Eliane, huit ans, est un dinosaure. Il ne connaît pas les bibliothèques audio. Il préfère sa bonne vieille radio. Cette radio allumée en permanence depuis juillet 2010, date de sa sortie de l’hôpital. En 2004, Mathurin proite d’une pause dans son emploi du temps surchargé pour aller voir un médecin à propos de trouble de la vision. « Je ne suis pas allé consulter avant ce jour parce que, comme on dit en Afrique, on peut dire adieu au canard boiteux. Et moi je devais continuer à travailler pour gagner mes tartines. » Les médecins lui diagnostiquent un adénome hypophysaire, une tumeur bénigne de « la taille d’un oeuf en chocolat » qui s’installe près des nerfs optiques. On l’opère avec succès. Six ans plus tard, sa vue se brouille de nouveau. Il consulte. Il doit être opéré. Malgré un brouillard persistant, il se rend seul à l’hôpital. Lorsqu’il en ressort quelques mois plus tard, il est plongé dans le noir complet. La tumeur a compressé les nerfs optiques et a ainsi coupé le lien entre ses yeux et son cerveau. La sentence tombe : il est aveugle. Il veut en savoir plus. Les médecins ont pour seule réponse : le nerf optique se régénère très lentement. En réalité, à ce jour, la médecine est incapable de l’aider. Et le nerf optique ne peut se régénérer seul. Alors il vit dans cet entre-deux, bordé par l’espoir. « Je m’adapte à cette autre nouvelle vie. Je dois aller mollo mollo, j’ai fait une croix sur les 400 coups et les virées en boite. Comme je suis un éternel dragueur, aujourd’hui c’est devant une pharmacie ou à la clinique que cela se passe. » Lorsqu’un ami lui rend visite, Mathurin en proite pour aller se promener avec lui. Tout prétexte est bon pour sortir de son 11 Le monde invisible COYOTES « Il faut faire énormément de deuils » N° 1 / Printemps 2013 Libre sous conditions 12 COYOTES appartement. Arrêt obligatoire : la pharmacie. La voix de la pharmacienne, d’origine libanaise, n’y est peut-être pas pour rien. En entrant dans la pharmacie, il glisse en souriant « ça sent les herbes du Liban. » Mathurin n’a jamais vu son visage. « Je dois me contenter des joies ou des plaisirs les plus simples. Je dis à mon entourage, vous pouvez me téléphoner autant que vous voulez, mais c’est votre physique qui compte. L’amitié, la joie de se retrouver, d’aller partager un repas, voilà les plaisirs simples de ma nouvelle vie. » Cuisine dance et dépen- nioc c’est pas compliqué à cuisiner. Ce qui me fait peur, c’est de couper les oignons. » Il n’y a pas dans sa cuisine d’objets particulièrement faits pour aider les nonvoyants à cuisiner. « J’ai un de ces gadgetslà qui me prévient quand l’eau bout. Mais je n’aime pas trop. » Mathurin fait allusion à un « ébulisson », sorte de cercle en inox que l’on place au fond de la casserole et qui se met à gigoter bruyamment au moment où le potage ou le lait commence à bouillonner. Il existe également un détecteur de niveau que l’on place sur le haut d’un récipient et qui émet un siflement à l’instant où le liquide atteint le bord. Eliane a plus d’expérience de la vie d’aveugle. Elle utilise ce détecteur de niveau pour servir une chicorée à ses amis quand ils passent la voir. « Même pour du liquide froid, ce n’est jamais très élégant de mettre les doigts dans le verre de votre invité. » Eliane cuisine matin, midi et soir. « Toutes les choses que je peux faire moimême je ne veux pas que quelqu’un le fasse à ma place. » Elle découpe sans pitié les légumes frais que sa ille lui ramène deux fois par mois du marché. Et les congèle ensuite. Ce matin, un de ces matins moroses qui embourbent l’âme, elle a mitonné une réconfortante ratatouille maison servie sur du riz. Pendant qu’elle cuisinait, elle s’est brulé deux doigts. Elle écoutait un livre audio. « Tu sais ton cerveau doit se diviser en plusieurs parties. Il est dans tes pieds, il est en train de papoter, il pense à la cuisson, il est tout le temps en effervescence. Et là, il s’est mal divisé. » « Je n’ai pas dû réapprendre à cuisiner, non. J’ai dû aller plus lentement. Alors au début je ne faisais pas de cuisson à l’eau bouillante, mais plutôt à la vapeur. Puis peu à peu, je me suis réhabituée parce que les spa- « L’amitié, la joie de se retrouver, d’aller partager un repas, voilà les plaisirs simples de ma nouvelle vie » Mathurin pénètre à petits pas dans sa cuisine et n’appuie pas sur l’interrupteur. Une étroite fenêtre empâte la faible luminosité de ce matin d’hiver. Ses mains tâtonnent le contour du frigo jusqu’à trouver la poignée. La lumière blafarde découpe la frugalité de son contenu. Quelques bières Leffe, deux jus de fruits et une grande marmite. D’un air résolument gourmand, Mathurin énumère son contenu. Une potée aux légumes d’hiver. Voilà son menu, midi et soir, six jours par semaine. La marmite est préparée par l’une des aides familiales qui passent deux fois par semaine aider Mathurin dans la vie quotidienne. Avant son « accident de santé », il adorait cuisiner le soir, pour son ils et lui. « Quand je n’ai pas ce handicap, je sais faire à manger. Mais depuis deux ans, je bloque. Pas peur de ne pas bien faire. » Il parle souvent de sa cécité comme si elle était une chose extérieure à lui. Une option qu’il pourrait enclencher ou supprimer à tout instant. Avec l’aide de son ils, il prépare quand même des plats camerounais, pays dont il est originaire. Il compte bien un jour tenter de dompter la cuisine, seul cette fois. Mais pas tout de suite. « Les feuilles de ma- ghettis à la vapeur, ce n’est pas bon. » En ce moment, elle renoue le contact avec son four, délaissé huit ans plus tôt. Elle nourrit l’idée de faire des biscuits avec Matthew, son petitils de quatorze mois. « Le secret, c’est l’organisation. » Ruse de sioux avec le stylo pour entendre sa voix répéter « Carottes coupées le 21 janvier 2013. » Elle fait une démonstration en prenant une étiquette au hasard sur la table. Elle suspend son geste et dit avec un sourire espiègle : « Ouh ! J’espère que ce n’est pas un truc porno. » Contrairement à Eliane, Mathurin ne vit pas seul. Il partage son petit appartement d’Etterbeek avec Claude, son ils de 21 ans. Il en parle avec une tendresse amusée. « Mon ils est un artiste... Il laisse ses plats partout. Du coup, moi j’ai du mal à remettre la main sur mes affaires. Lui, il vit normalement, mais du coup il met des trucs partout dans la cuisine, même des chaussures. Mais il est chez lui. » Paradoxalement, cohabiter avec un voyant n’est pas forcément plus facile. « Il oublie que papa ne voit pas. Il prend ma crème ou mon déodorant et il les dépose quelque part. Puis il part. Et après je cherche », ra- « Tu sais ton cerveau doit se diviser en plusieurs parties » E l i a n e connaît par coeur le contenu de ses placards et tiroirs. Quand elle a un doute, elle touche et la mémoire lui revient. Cela ressemble à un jeu du mémory grandeur nature. Le sens du toucher et le stylo-scan y sont de précieux auxiliaires. Le stylo-scan ou « touch-mémo » est une aide technologique qui ressemble à un stylo. Il vient avec de petites étiquettes qu’elle peut coller selon son envie. Par exemple, après avoir coupé ses carottes, elle les place dans un sac de congélation, le referme, et y appose cette étiquette sur laquelle elle enregistre vocalement «Carottes coupées le 21 janvier 2013. » Il sufit de scanner l’étiquette N° 1 / Printemps 2013 conte-t-il mi-igue mi-raisin. « Malgré tout, c’est grâce à mon ils que j’évite de mettre une chemise rouge et jaune avec une veste grise. » Eliane parle des couleurs avec passion. « Fraise écrasée, gris anthracite, bleu outremer… » Pourtant il y a quelques années, elle a bien failli y renoncer complètement, résignée à vivre dans un monde où la couleur ne signiie plus rien. Sa ille l’a, alors, un peu secouée. Ce « coup de pied au cul » lui a donné à réléchir. Aujourd’hui lorsqu’elle achète de nouveaux habits, elle demande la couleur à la personne qui l’accompagne. Il lui arrive d’oublier la couleur d’un de ses vêtements. Elle le met de côté et attend que quelqu’un éclaire sa lanterne. À force de jouer à ce petit jeu, elle remarque avec amusement que les couleurs ne veulent pas dire la même chose chez les gens. « Un bleu peutêtre trois fois différent dans la bouche de trois personnes distinctes. » Eliane reconnaît ses vêtements à leur matière et à leur forme. « Pour retrouver mes chaussettes par paire au sortir de la machine, je les accroche avec une pince crocodile. » Une solution élégante au mystère de la chaussette avalée par la machine à laver. Un élastique est noué sur la clinche de sa porte d’entrée. « C’est un aide-mémoire pour me souvenir de sortir les poubelles quand ma ille viendra ce soir. Ce sont mes post-its à moi. » Ces techniques pour déjouer les pièges de la cécité lui sont venues petit à petit, un obstacle après l’autre. se dessinent les côtes hérissées d’un ananas. Son autre main épouse la rampe et lui permet de grimper sans crainte. Les bras chargés de courses, nous déposons notre butin sur la table du salon. Dans l’action, je n’ai pas pensé à bien claquer la porte derrière moi. Quelques minutes plus tard, les mains plongées dans les sacs de fruits, j’entends Mathurin pousser un cri. « J’ai bien failli me cogner la tête sur la porte ! » Un courant d’air avait ini de l’entrebâiller. Heureusement, sa main libre le précédait contre le mur. Pour un non-voyant, un objet ou une personne qui ne fait pas de bruit, n’existe pas, tant qu’il n’y a pas de contact tactile. Il y a un an, Mathurin s’est retrouvé seul à la maison. Le frigo et les placards aussi vides que son ventre. Il a empoigné sa canne blanche, est descendu dans la rue, bien décidé à se dégoter quelques couques pour calmer sa faim. Sur le chemin de la boulangerie, il a bifurqué à la mauvaise rue et s’est complètement perdu. Par chance, une femme ayant aperçu sa canne blanche l’a aidé à retrouver son chemin. « Blind Lemon » Jefferson, un bluesman américain aveugle doté d’une tête qui ressemble étrangement à un citron, est mort de froid une nuit de décembre 1929 à Chicago. Une tempête de neige a recouvert ses repères. Il n’a jamais retrouvé son immeuble. Depuis sa mésaventure, Mathurin ne sort plus jamais tout seul dans la rue. Eliane non plus ne va jamais plus toute seule nulle part. « Il y a plein de gens qui doivent me prêter leurs yeux. » Les premières années, il lui coûtait beaucoup de demander « j’ai besoin de tes yeux. » Aussi, elle trouve particulièrement dur de ne pas pouvoir rendre le service. « Je sais bien que je suis une oreille, que je suis optimiste et souriante, mais quand même. » Pour Eliane, dépendre et attendre sont deux léaux qu’elle doit affronter depuis qu’elle est touchée par la cécité. « Un bleu peut-être trois fois différent dans la bouche de trois personnes distinctes » Dépendre et attendre Les cloches de Notre dame du Sacré Coeur sonne midi. Mathurin me précède dans les escaliers qui montent à son appartement. Dans sa main gauche, un sac en plastique où Temps silencieux Pour quelqu’un qui ne voit plus, le jour et la nuit n’ont plus la même signiication. La nuit sera synonyme de froid et de silence, quand celle des voyants sera synonyme d’obscurité. Lorsque l’on passe la plupart de son temps dans un appartement, isolé du monde extérieur, la dépendance au temps mesuré devient plus importante. Cela permet de vivre plus ou moins au rythme de ses semblables. Sur la cheminée de Mathurin trône une grosse horloge noire. Elle indique 17h20. À la radio, une voix annonce 10h30. À en juger par la poussière qui recouvre le cadran, l’horloge a dû cesser de fonctionner depuis un sacré bail. Cependant, il est loin d’être coupé du temps mesuré. Sa radio est en pe manence allumée. Chez Eliane, également, la radio ou la télé est toujours allumée. Et toutes les heures, une voix métallique joue au coucou. En réalité, la valeur du Temps est elle même affectée. Dans sa vie de voyant, Mathurin, ne s’arrêtait jamais. Il courait de réunion associative en réunion politique. Il confesse dans un soufle que son rythme de vie est désormais divisé par quatre. « Il y a des jours où je ne sors pas. Quand tu es quelqu’un qui a toujours été actif, et que tu restes 24 h par jour chez toi, c’est long. C’est là qu’il peut y avoir quelques lueurs de tristesse quand même. » Pour Eliane, au contraire, le temps ile. « J’ai l’impression d’avoir moins de temps, parce que cela nous prend plus de temps de faire des choses. » Elle ne sait plus se dépêcher. Elle ne peut plus se dépêcher. Eliane a pourtant une vie active. Le mercredi et le jeudi, elle s’occupe, seule, de son petit-ils. Souvent, elle participe à des activités avec l’ONA. Il y a quelques années, elle pédalait un tandem avec l’ASBL Cyclona, qui propose de coupler un voyant et un non-voyant le temps d’une promenade à vélo. À l’inverse, le temps de Mathurin semble avoir marché dans la mélasse, le rendant lent et collant. « J’essaie de combler le temps alors je programme ma journée : petit dej’, je fais la vaisselle, j’essuie, il est déjà presque midi, je mange. L’après-midi, je vois le temps passer, je joue de la guitare, j’écoute la radio, parfois je monte le son et je me mets à danser dans mon salon. » 15 Le monde invisible COYOTES Je serais aveugle, mon ils Dans l’appartement d’Eliane, l’écran de télévision est rangé dans un placard. Seul le son est autorisé à sortir au travers de la chaîne hii. Aux murs, des photos encadrées contiennent les visages souriants de ses deux illes. Elles ont maintenant quitté le nid maternel. Sa ille cadette est restée quelques années avec sa mère après qu’elle soit devenue complètement aveugle. Eliane en garde un souvenir de combat. Combat pour que sa ille accepte son état. « Les autres sont en souffrance aussi. Je pense que ma ille se disait “ce n’est plus ma maman d’avant. ” Est-ce que c’est une jalousie par rapport à sa soeur qui a eu le droit à deux ans et demi de plus avec, entre guillemets, une vraie maman ? C’est dificile à comprendre. » Aujourd’hui, les choses se sont arrangées, Eliane voit ses deux illes très régulièrement. En janvier 2010, Mathurin sort de son sommeil après huit heures sur la table d’opération. Pendant ce temps, son ils s’est occupé de tout : les médecins, la paperasse, les proches. « Quand j’ai appris qu’il s’occupait de tout, pour la première fois j’ai craqué, je lui ai demandé de venir. On s’est salué comme deux hommes. Je lui ai dit : “ tu es en train de devenir un homme. Normalement c’est moi qui dois être à tes côtés pour te suivre, te voir évoluer, devenir un homme, mais aujourd’hui, j’ai perdu la vue, c’est le destin qui en veut ainsi. ” » « Il y a plein de gens qui doivent me prêter leurs yeux » N° 1 / Printemps 2013 Libre sous conditions COYOTES Un lit défait dans le salon, des câbles de branchement qui serpentent autour des téléviseurs. Les empreintes laissées par Claude sont encore fraîches. Si Mathurin râle un peu de ce désordre, il n’ignore pas la souffrance de son ils. « Il n’a pas accepté la situation. » Connaître son père si dynamique et le voir devenir du jour au lendemain dépendant est très dur pour Claude. « Cela fait vingt ans que nous vivons tous les deux. C’est un peu comme un enfant qui a des béquilles et subitement il ne les a plus. Ces béquilles c’était moi. » Les rôles ne se sont pas inversés pour autant. Une situation pourtant très courante dans les familles monoparentales où l’adulte devient aveugle. Mathurin tente de décharger son ils un maximum même s’il a souvent besoin de son aide. Claude, de son côté, continue à agir selon les lois de son âge. Mathurin me raconte en s’esclaffant « Les enfants sont partout les mêmes. Ils vont te vider tout. Dans le frigo, il attaque le paquet de yaourts par-derrière. Comme moi je ne fais que toucher l’avant, je m’en rends compte seulement lorsque je soulève le paquet. Mais cela m’amuse. Parce que l’on a tous fait la même chose. » La canne à bras le corps Au supermarché, Mathurin exige le caddie le plus large possible, ce qui lui permet de le pousser sans craindre que son corps ne rentre dans un obstacle. Je me contente de diriger d’une main l’avant du caddie. Le chariot s’engouffre dans le rayon des conserves. De chaque côté de ce rayon, deux personnes sont en train de remettre des produits dans les étagères. Il n’y a pas sufisamment de place pour passer sans risquer de les bousculer. À un des jeunes travailleurs, je demande s’il veut bien reculer son caddie pour nous faciliter la tâche. Il lève vers moi des yeux bovins et réplique en ruminant son chewing-gum : « Bah quoi, vous êtes mauvais en manoeuvre ou bien ? » Surpris, nous restons silencieux. Je passe en guidant le chariot. Alors seulement, il aperçoit les lunettes noires de Mathurin et bafouille une excuse en disparaissant parmi les conserves de tomates. Sans canne blanche, il est dificile de distinguer au premier coup d’oeil un aveugle accompagné d’un voyant. Mathurin ne sort jamais avec sa canne. Nadia Arnone, responsable du service accompagnement de la Ligue Braille explique que porter la canne blanche, c’est une marque au fer rouge sur un aveugle. « C’est comme un grand panneau “ Je suis non-voyant. ” » Eliane utilise sa canne blanche depuis un an seulement. « Je la trouvais longue et lourde et puis j’avais plutôt envie de jouer le chef d’orchestre avec. La prendre avec moi dehors correspond à une acceptation. Un beau jour je me suis dit maintenant ma vieille ça sufit et j’ai empoigné ma canne. J’ai aussi enlevé mes lunettes. » Eliane ne sort plus jamais sans. Cela permet de ressentir tactilement le terrain sur lequel elle s’aventure. En chemin vers la gare de La Louvière, elle tient mon bras et tâte le chemin accidenté du bout de son bâton blanchi. Eliane continue à tenir une conversation enjouée, malgré la désagréable similitude entre le chemin que nous suivons et une rizière. Nous passons sous un pont et je déchiffre sans m’en rendre compte un grafiti à voix haute. « N’oublie pas de vivre. » Eliane m’entend marmonner et acquiesce. « C’est vrai en fait. Il faut oublier le négatif. Pas de vivre. » À lire «Premier regards» d’Oliver Sacks qui est le cheminement inverse du mien. Dans cette histoire paradoxale, ce neurologue se penche sur le cas extrêmement rare d’une personne aveugle de naissance qui retrouve la vue vers 50 ans. Alors que l’on peut s’attendre à une découverte émerveillé du monde visuel, l’homme est en fait atteint d’agnosie. Autrement dit de cécité mentale. Etant donné qu’il n’a pas appris à voir, il est incapable de faire des inférences et le monde lui est incompréhensible. L’expérience est si éprouvante pour lui qu’il init par avoir une attaque. Il en perd même la vue de nouveau. L’ouvrage est très intéressant pour comprendre comment se forme nos sens, tous imbriqués l’un dans l’autre. Et ce que l’on croit innée est en réalité un long apprentissage que l’on fait sans s’en rendre compte pendant notre prime enfance. «L’aveuglement» de Jose Saramago. Fiction très dure et très crue qui raconte une épidémie de cécité dans un pays d’Amérique du sud. Un homme conduit sa voiture. Soudain un voile blanc s’abat devant ses yeux. Il est devenu subitement aveugle. L’épidémie se propage à tout le pays. Les contaminés sont parqués dans des camps. Livrés à eux même, on assiste à une lutte de la nature humaine contre l’avilissement totale. Forcés d’organiser une société sans leurs yeux, les contaminés se heurtent à l’inépuisable avarice humaine, et un groupe d’homme décide de s’accaparer toutes les rations de nourriture et prendre le contrôle du camp, pliant à leurs moindres désirs les autres aveugles affamés. À voir «Blind loves» de Juraj Lehotsky , ilm slovaque sur l’amour au temps de la cécité entre documentaire et iction. Film délicat et éloquent, l’image met à nu le quotidien de 4 couples aveugles de naissance. Il aborde la question de la rencontre, de l’enfantement, de la peur, du quotidien aveugle. Les aveugles et le rêve Lorsqu’une personne perd la vue, il continue à rêver visuellement pendant un temps. Les couleurs sont d’ailleurs fulgurantes et d’une précision incroyable. Cependant ils ne rêvent pas de nouvelles personnes. Après plusieurs années de cécité, au fur et à mesure que le cerveau ne pratique plus le « voir », les aveugles tardifs inissent par rêver avec leur quatre autre sens. Ainsi que le font les aveugles de naissance. À CR E US E R 16 N° 1 / Printemps 2013 E n réalité, ce n’est pas l’euro en tant que « monnaie unique » européenne qui me décevait. Mais bien « la » monnaie unique : l’argent tel que perçu et utilisé par la plupart d’entre nous. Le fric, le louze, le pognon… Ce truc qui nous prend la tête au quotidien, mais que nous ne pouvons pas une seule seconde nous imaginer quitter. Ce petit ami accaparant, qui demande toute notre attention. Qui réclame que nous tournions tous nos efforts vers lui, nous faisant oublier tout autre échange social. Le gros lourd sur le canapé, qui ne nous dit pas merci, mais qui se plie en quatre, qui se dédouble pour d’autres, ceux qui nous semblent avoir le moins besoin de lui… Trêve de métaphores (ou pas), j’ai commencé à me poser les questions que beaucoup se sont posées lorsque la crise des subprimes a choisi de venir faire un gros « coucou » à nos banques européennes, à savoir : Pardon !? Les Etats dans la m**** à cause de quoi ? Crédits à outrance par qui ? AA+ ? Notation ? Spéculer sur les dettes souveraines? Les questions et l’incompréhension se sont ampliiées avec l’avènement de la crise grecque, puis de ses conséquences sur la zone euro. Mais plus particulièrement, à force de constater à travers ma lecture des médias que jusqu’à aujourd’hui, rien à l’échelle européenne n’a été décidé en ce qui concerne la régulation du secteur bancaire et inancier. En Belgique, l’idée de dissocier les banques d’investissements1 de celles de dépôt des épargnants a efleuré les esprits. Toutefois à l’heure actuelle, cela ne concernerait que les banques qui ont la chance d’avoir la Belgique pour siège social, à savoir un petit dix pourcent… et cela, uniquement si la loi passe1 . Au cours d’un de ces dîners de famille où les conversations partent dans tous les sens, un proche m’apprend un soir de novembre l’existence d’un phénomène dont je n’avais jusqu’alors pas connaissance : les monnaies locales. Des communautés lancent localement de nouveaux moyens d’échange pour pallier le manque de liquidités, mais pas seulement (cela je le découvrirai plus tard)… Apparemment, ces monnaies complémentaires commencent à foisonner en Europe, mais aussi dans le reste du monde (en 2011, il en existait environ 5000 au total2) et ce encore plus depuis la récente crise économique. Ainsi, intriguée par cette nouvelle perspective, je décide ce soir-là de commencer à mener mon enquête. « Le pognon. Ce truc qui nous prend la tête au quotidien » Là où la monnaie change de visage Pour me mettre dans le bain, je prends d’abord contact avec le Réseau Financement Alternatif (Rfa), qui, il semblerait, parraine une grande partie des initiatives de monnaies alternatives en Wallonie et à Bruxelles. Car si je dois me risquer à une relation extraconjugale, au détriment de l’euro, je ne veux surtout pas me lancer à la légère. C’est au siège bruxellois du Rfa, rue du Botanique, qu’Antoine, jeune chargé de projet, me fait un bref topo : « Aujourd’hui la monnaie, l’euro en ce qui nous concerne, est devenue une inalité en soi et plus un moyen d’échange. Les monnaies complémentaires sont donc apparues à l’initiative de citoyens dont l’optique était de valoriser la culture, le développement durable ou encore certains projets de quartier. L’idée est de se réapproprier un outil inancier pour servir d’autres objectifs. » Antoine m’explique que chaque monnaie complémentaire a son identité et ses inalités propres, comme l’épi lorrain à Virton par exemple, qui a été créé pour valoriser les commerces locaux. Mais aussi que la valeur d’une monnaie complémentaire peut s’étalonner sur des euros, ou trouver une équivalence en heures de travail (comme les Systèmes d’échange locaux, les SEL), ou encore sur bien d’autres choses. « L’imagination a sa place ici » ajoute-t-il enin. Soucieux de me donner une vision élargie du phéno- mène en Belgique, Antoine me propose plusieurs pistes à explorer. Les cas de nouvelles monnaies ne manquent pas. Mon désir d’incartade va pouvoir suivre plusieurs cours. Je quitte les locaux du Rfa plus intriguée que jamais. Car il me semble que ces « monnaies » n’ont pas grand chose à voir avec l’idée que je me suis faite de l’argent jusqu’à présent. La première personne que je décide de contacter pour poursuivre cette enquête a inventé son propre système d’échange de A à Z et cherche à l’implanter dans son village du Hainaut occidental. Là où je prends mon courage à mon cou Péruwelz, froid de canard hypothermique, je quitte la nationale pour le parking d’un zoning commercial. En face du Colruyt, je cherche une indication… Qui ne se fait pas attendre : sur un petit panneau je suis les lèches « La Poudrière ». Me voilà dans la cour d’une ancienne cimenterie, où une communauté Emmaüs a élu domicile il y a quelques temps. Les vingt-cinq résidents y vivent pour rien, en échange du travail qu’ils fournissent pour la communauté. Ici, le divorce avec l’argent semble bien consommé. Yves, un ancien instituteur à barbe blanche, m’invite à venir me réchauffer dans la salle commune. Ce fana de formules mathématiques va m’initier aux secrets de la création de monnaie locale. Je commence, histoire de briser la glace par lui demander quel est son rôle dans la communauté. La récup’ ? De vêtements ? De meubles ? Non. « Ma spécialité à moi, c’est le bric-à-brac. Le brol, quoi… » Les objets ressuscités par Yves sont revendus dans le hangar de la cour à petits prix. Après avoir partagé un café, nous nous lançons dans le vif du sujet. Yves planche sur le « choix solidaire » depuis 2006. Cette monnaie complémentaire est scripturale (existe au travers de comptes, contrairement à la monnaie iduciaire ou papier) et se mérite lorsqu’une personne participe au bien commun. Dans ce système, une heure de services rendus à la communauté (autrement dit, des services qui généralement ne se paient pas) équivaudra à tant de «choix solidaires». Prestations artistiques, gestes pour l’environnement (comme l’entretien de vergers de la commune à l’abandon, par exemple), tout ce qui concerne la solidarité pourra entrer en compte. Avec le bon d’achat obtenu (dont une valeur en euro sera décidée), une personne pourra se fournir en biens ou services chez des indépendants ou petites entreprises acceptant d’être totalement ou en partie payés en « choix solidaires ». « Mais ! Il faut garder un équilibre entre l’émission de cette monnaie et sa circulation. C’est pourquoi cette monnaie est fondante. » Fondante? « Oui comme une crème glacée », précise Yves. Car pour décourager l’accumulation de monnaie à l’inini, et donc l’inlation, m’explique Yves, une partie de la valeur des « choix solidaires » accumulés diminuera dans le temps. Cela fait maintenant sept ans que Yves travaille sur des formules censées calculer le meilleur taux de fonte possible. Il les réajuste dès qu’il perçoit une faille. Je demande alors à voir. L’ancien instituteur primaire lève un sourcil et avec une pointe de rire dans la voix, me demande : « Vous n’êtes pas vite effrayée, j’espère ! » Alors que nous traversons la cour pour accéder à la salle télé, où se trouve son ordinateur, je demande qui est déjà inscrit dans le projet. Des proches surtout. Yves est encore en pourparlers avec des associations du village. « Il faut réajuster deux trois petits points. Et surtout être sûr que tous comprennent tous les tenants et aboutissants de ces choix solidaires. » Sur l’écran de l’ordinateur, des feuilles Excel bariolées apparaissent maintenant. Yves simule une transaction entre les comptes de deux personnes (lui et sa soeur), me montre des calculs exponentiels liés à la valeur du taux de fonte, évoque des temps T1 et T2 entre deux opérations… Toutes ces manipulations de copier et coller me paraissent compliquée. Je rentre chez moi, les yeux meur- 21 Le jour où j’ai trompé l’euro COYOTES « Comme une crème glacée » N° 1 / Printemps 2013 Le jour où j’ai trompé l’euro 22 COYOTES tris. À l’heure où en sont l’Internet et les programmes de calculs bancaires, il doit bien, je l’espère, exister des systèmes plus pratiques d’échange de monnaie. Et puis, j’aimerais aussi pouvoir expérimenter un système de monnaie locale en vigueur. Je jette un coup d’oeil à la liste que m’a donné Antoine l’autre jour. À Bruxelles, l’IBGE (« Bruxelles- Environnement ») a lancé une monnaie publique « écoloresponsabilisante » sur les quartiers Helmet et Colignon à Schaerbeek et Wiels à Forest, entre septembre et décembre 2012. Si la sauce prend, dans un an, l’ « éco iris » aura cours dans tout Bruxelles. Ma course à l’adultère ne s’arrêtera donc pas en si bon chemin. Je ferme les yeux et m’endors, si je puis le dire, du sommeil du juste. Là où je gagne des points de l’ASBL. Cela me semble tout à fait réalisable et cela ne pourra pas me faire de mal de réduire ma consommation de viande et de poisson. Dès le lendemain, je me rends avenue Louis Bertrand, à Schaerbeek. C’est au numéro 23 que se tient la permanence éco iris du jour, dans la librairie/café « 100 papiers ». Elsa, jeune diplômée, travaille pour le bureau d’études Ecores, spécialisé dans le développement durable. Ecores a été chargé par l’IBGE de la prise en charge du projet éco iris. Elsa me crée un compte sur le site. Elle m’explique qu’elle et sa collègue s’occupent également de prospecter auprès des associations et commerçants du quartier pour les inciter à entrer dans le système éco iris. « Il s’agit d’encourager les locaux à aller dans les commerces de quartier, à créer du lien entre voisins, tout en les sensibilisant aux gestes environnementaux. » Je ne suis pas du coin, mais je lui tends quand même la preuve de mon inscription aux « Jeudis Veggie » et donc de ma volonté de devenir plus responsable « environnementalement » parlant. Je repars donc avec 15 éco iris en poche. Il fait un temps magniique et pour la première fois j’ai en ma possession des billets d’une monnaie nouvelle. Un moyen d’échange sur lequel personne ne pourra spéculer. Qui ne pourra servir à aucun crédit. Qui sent l’énergie verte et le tofu… Qui se douterait que l’inidélité avait si bon goût ? Avec ça, Elsa m’a gentiment offert une liste de tous les commerces du quartier participants. Je n’ai que l’embarras du choix. Je veux essayer mes éco espèces sur le champ ! Alors… Coiffeur, poissonnerie, salon de massage ? Bistrot ? J’opte pour l’épicerie ine restaurant bio « Namasthé ». Décidément, les « On vient pour l’échange, pour des intérêts communs. Pas pour consommer » Sur le site consacré à l’éco iris, me sont proposées une série d’actions favorables à l’environnement qui, si je les applique (toutes ou une seule, c’est selon mon degré de motivation), me permettront d’obtenir des coupures de « l’autre billet vert ». Exemples de suggestion : « Je me fournis en électricité verte » C’est raté. « Je pratique le covoiturage» Non. « J’achète une compostière » Toujours pas… Y a-t-il seulement quelque chose dans cette liste que je pratique déjà où que je puisse commencer à faire tout de suite, histoire de gagner mon pesant de bienfaisance en éco iris ? Finalement, je m’inscris aux « Jeudis Veggie ». En échange de la promesse de manger végétarien une fois par semaine (réduction des gaz à effet de serre), l’ASBL EVA (créée en 2000 par des Gantois qui prônent le « vert-manger») m’enverra tous les jeudis des recettes végétariennes. « Une initiative de la ministre Évelyne Huytebroeck » (ministre ecolo de l’environnement et de l’énergie à Bruxelles), précise le site boutiques du quartier sont très polyvalentes. Là où je comprends que je suis pauvre L’épicerie est pleine à craquer. Des familles boivent le thé, des jeunes à bicyclette passent récupérer un panier bio, les enfants du patron s’occupent de la caisse, tandis que ce dernier réassortit le stock, en plaisantant avec les clients. Dans tout ce brouhaha, je reste plantée face aux étagères, scrutant les étiquettes. Ca fait combien, déjà, quinze ékoïris ? Je sors le prospectus de ma poche. Alors… 15 éco iris, tu divises par 10, ça fait… 1 euro 50 centimes ! Ah. Bon. Je cherche. Cookies choco noisettes : 2,99€. Thé « Bonne nuit » : 3,04 €. Noisettes enrobées de chocolat noir et au lait (miam, tu rêves pour que ça ne coûte qu’1,50 !) : 4,89€ ! Ben voilà. Même la pastille de savon au iel est à 1,57€. Je n’ai aucune idée de ce qu’est le iel, mais mon inscription au « Jeudis Veggie » ne vaut même pas que je l’essaie. Finalement tout ce qui m’est accessible (à moins que je ne paie une différence avec des euros et ça non !, je n’ai pas fait tout ce chemin pour m’abaisser à ce niveau) réside dans ces dix mots : berlingot de jus de pomme et boîte de pois chiche. Et encore, c’est l’un ou l’autre. Finalement je ne me sens pas très « éco responsable », je me sens même plutôt « éco minable ». Je n’ai pas fait grand-chose pour la planète en signant la charte d’Évelyne Huytebroeck. Pire : j’ai imprimé l’e-mail de conirmation ! Quand soudain, mon désenchantement est troublé par une voix derrière moi : « Tout va bien, mademoiselle ? ». C’est le gérant du magasin. Mon air hébété a dû l’interpeller. Je lui explique ce que je fais et d’où je viens (d’en face, la librairie « 100 papiers »). Il me sourit et commence tout de suite à me raconter comment l’éco iris a fait venir plein de monde dans son magasin dès les premières semaines de lancement ; que ça a vraiment favorisé les rencontres. « Je pense sincèrement que ce genre d’initiative participe à recréer du lien social, me dit Patrick. On vient pour l’échange, pour des intérêts communs, comme manger mieux et plus écologiquement, par exemple. Pas pour consommer. En plus, ça s’intègre bien au fait qu’on a envie de dire merde aux grands : les multinationales, les banques, l’Etat, tout ça» Le patron du magasin dénote toutefois un problème dans le système éco iris: « Les éco gestes proposés pour obtenir les petits billets ne valent souvent que pour une fois. Si j’ai un compost ou que j’achète un vélo, je reçois 50 éco iris, mais après ? Quand ils seront dépensés, il y a un moment où je serai à cours de possibilités pour en gagner. Peutêtre que l’idée est de simplement sensibiliser aux gestes une première fois. Puis de laisser la chance aux autres… » Je comprends alors pourquoi depuis le début, j’entends parler de phases de test pour les monnaies locales. Chacune ayant ses particularités, ses contingences, ayant été imaginée pour «l’occasion», requiert son lot d’essais et erreurs. Je ne sais pas pourquoi mais les paroles de Patrick me rassurent quand à l’hypothétique pauvreté de ma responsabilité environnemewntale… Et puis, voir que plein de Schaerbeekois ont la même soif que moi d’aller voir ailleurs allège doublement ma conscience. Finalement je n’achète rien. Je repasserai peut-être un autre jour dans le quartier de l’Eglise Saint-Servais. En rentrant à la maison, je repense à ce que Patrick a dit sur le lien social qui se recrée dans le quartier. Composts et potagers collectifs sont en constante augmentation dans la capitale. Me revient alors en mémoire un article que j’ai lu il y a quelques semaines dans un quotidien national3 , dans lequel Charles Piqué, ministre président de la région N° 1 / Printemps 2013 de Bruxelles-Capitale, projette pour 2020 de découper la ville en une centaine de quartiers pour favoriser la proximité. En dehors des intentions électoralistes probables du ministre, l’idée d’autosufisance des quartiers était évoquée dans l’article. L’idée de pouvoir « tout trouver » dans le kilomètre avoisinant. Assistera-ton donc à une fragmentation de la ville en une multitude de petits villages ? Le local serait-til donc l’économie du futur ? qu’aux échanges et qui ne pouvait donc pas constituer une épargne. Cette autre monnaie, dont l’émission découlait d’un accord d’échange conclu entre les parties, n’encourageait pas son accumulation, mais bien la coopération entre ses utilisateurs. Pour Bernard Lietaer, les monnaies conventionnelles seraient le yang et les monnaies complémentaires le yin d’un système économique viable à long terme. Des monnaies complémentaires, comme le WIR et l’Euro-RES, ont depuis été créées (respectivement en 1934 en Suisse et en 1995 à Louvain, en Belgique) par des coopératives de PME de manière à s’échanger des services et des marchandises sans avoir à débourser de l’argent en monnaie nationale et de façon à combler leur manque d’accès au crédits. Le WIR est considéré comme pionnier en la matière. Il joue aujourd’hui un rôle stabilisateur dans l’économie Suisse. En Belgique, l’Euro-RES a été utilisé par près de 5000 entreprises et 70 000 particuliers en 20105 . Aujourd’hui, environ 2500 communautés6 émettent de nouveaux moyens d’échanges. Comme le Chiemgauer, le C3, le Tem, le SOL, le Nu-Spaarpas, les LETS (ou SEL en français), le Wir, le Toreke … Le système monétaire semblable à un écosystème Là où le yang a besoin du yin Au il de ma recherche, mon regard tombe plusieurs fois sur le nom de Bernard Lietaer. Professeur spécialiste des questions monétaires internationales, il est non seulement un des développeurs de la monnaie unique européenne, mais aussi un défenseur des monnaies complémentaires ! Dans son dernier livre4 , cet ancien directeur de la Banque nationale de Belgique compare le système économique à une sorte d’écosystème, qui aurait besoin de plusieurs programmes pour trouver un équilibre durable. En effet, la monnaie, telle qu’elle est utilisée dans nos sociétés, fonctionne sur un mode spéciique. Elle est conçue par une autorité hiérarchique, à partir de rien, et ses utilisateurs considèrent qu’il est évident qu’elle équivaille à la création d’une dette (de l’Etat envers une banque). Ce système intègre un phénomène de concentration qui achemine invariablement l’argent de ceux qui n’en ont pas vers ceux qui en ont le plus (du fait du principe de remboursement avec intérêts, notamment). Elle incite à une concurrence entre ses usagers. Elle sert moins de moyen d’échange que de source de proit. Or, dans d’autres sociétés (que Lietaer appelle « matrifocales »), on utilisait outre ce type de monnaie (qui était employé pour les échanges avec le lointain, les personnes que l’on ne connaissait pas), une autre monnaie, créée par ses utilisateurs, qui ne servait il faut être parrainé. Qui ne tente rien… 19 heures GMT+1 : j’arrive devant une maison qui en fait la taille de quatre, située sur un coin de rue. Par la fenêtre j’aperçois déjà trois personnes, attablées, dans une cuisine cosy. À vue de nez, la moyenne d’âge est de 60 ans… Une fois entrée, je fais la connaissance de Natacha, septuagénaire propriétaire de la maison, de Monica, retraitée également et d’Ismaïl, la quarantaine. « Tu connais les Systèmes d’Échange Local? » me demande Monica en me tendant une assiette de gâteau aux pommes préparé pour l’occasion. Je réponds que je crois qu’il s’agit d’échanges de services entre gens du quartier. Un peu comme du troc, non ? Faux ! Première erreur : apparemment le troc se réalise entre deux personnes au même moment et elles échangent des choses de même valeur. Dans un SEL, chaque service rendu, comme un cours de poterie, un travail de plomberie ou des heures de ménage, rapportera des ECU (un ECU = une minute de travail). Ces derniers pourront ensuite être échangés contre un ou des autres services avec un participant aux SEL du quartier. « Qu’est-ce que vous proposez, vous ? » je demande à l’assistance. Monica a organisé des balades en forêt et donne des cours de néerlandais. Quant à Ismaïl, qui vient d’arriver dans le SEL, il propose des petits travaux de bricolage ou de jardinage. Je comprends qu’il est surtout là pour rencontrer du monde et se sentir moins seul... « Ce qui est très important, précise Natacha, c’est d’avoir quelque chose à demander. De quoi as-tu besoin, Anne ? » Je suis intéressée par un cours sur Photoshop. Cela peut se trouver, m’assure-t-on. Le SEL de mon quartier existe depuis novembre 2011 et compte déjà 85 membres et à peu près 400 échanges dont la moitié a eu lieu début 2013. Le projet se développe pas mal depuis quelques mois. Nous passons dans le bureau, où Natacha me montre comment le système informatique du SEL fonctionne pour trouver et proposer des annonces, avoir accès au répertoire et échanger les ECU. Le système est très simple et bien organisé. Chaque utilisateur s’identiie avec un mot de passe. Son compte d’ECU est visible par tous les membres et il peut compléter son proil de manière à proposer aux autres les services de son choix. Natacha propose maintenant de nous faire visiter la maison, qui jusque 1987 abritait un restaurant vietnamien. Ce qui nous amène à parler de cuisine... Une passion que nous partageons Natacha et moi. « Nous pourrions proposer des cours. Sur comment cuisiner 25 Le jour où j’ai trompé l’euro COYOTES L’impression d’enin « avoir des voisins » Là où je mets la main à la pâte (à SEL) Toutes ces initiatives m’ont mis l’eau à la bouche. Pourquoi ne pas aussi essayer d’échanger des services avec mes voisins, de mon côté ? Je cherche sur Internet et, assez rapidement, je trouve : « SEL ouverture souhaite mettre en relation toute personne, famille, association ou groupe désireux d’échanger de manière autre que celle du monde économique. Notre but est de construire localement de la convivialité, de la solidarité, de l’égalité ». Cela a le mérite d’être clair ! Et, oh joie, une permanence d’information a lieu le soir même chez l’une des membres… à deux rues de chez moi ! Petit hic : sur l’annonce, il est écrit que pour être membre du groupe N° 1 / Printemps 2013 Le jour où j’ai trompé l’euro 26 COYOTES sans gluten, par exemple ! » lance-t-elle au débotté. L’idée m’enchante. Même si je n’ai rien contre un peu de gluten, j’aimerais un jour pouvoir partager avec d’autres mon amour du bien manger. L’heure passe et il nous faut bientôt nous quitter. Quand soudain je me rappelle que je ne suis pas parrainée. Monica propose alors que Natacha soit ma marraine. Elle habite près de chez moi, ce serait pratique. Cette dernière n’y voit pas d’inconvénients. Enin, je vais vraiment pouvoir consommer ma tromperie. L’euro n’aura plus le monopole de mon coeur. L’échange et le partage reprendront la première place au box-ofice de mes love affairs ! Il fait nuit et je déambule dans le quartier. Au coin de ma rue, je croise un homme qui rentre chez lui. L’idée saugrenue qu’il puisse faire partie du groupe de SEL me vient. C’est étrange. Cela doit être ce premier contact avec des gens qui habitent les environs. Des individus avec qui je n’ai a priori aucun point commun. Cela peut paraître bête mais je sens que bientôt je pourrai compter sur quelques personnes près de chez moi. 2 Un tas de monnaies !, Financité n°23, septembre 2011, p. 6. 3 « La Région bruxelloise tient son Plan de développement durable, à l’horizon 20202040. Le voici en primeur », Le Soir du vendredi 8 février 2013. Là où je deviens polyamoureuse Il y a quelques jours, je me demandais si les échanges locaux constitueraient l’économie du futur. Aujourd’hui, il me semble qu’ils en feront clairement partie. Ces quelques jours d’égarements « pécuniosentimentaux » m’ont appris à échanger de manière moins aseptisée. L’argent n’est pas la seule manière d’obtenir ou de donner. Mais aussi, ces nouvelles façons d’échanger, qui apparaissent sous la forme de monnaies locales, trouvent leurs formes dans l’imagination et dans la volonté de chacun. Elles ne se calquent pas sur la vision étriquée du commerce que nous proposent les monnaies conventionnelles. Elles les complètent. « Encore heureux », me surprends-je à songer. Demain, je validerai mon inscription comme membre à SELouverture et j’irai m’acheter un paquet de noisettes au chocolat à l’épicierie « Namasthé ». À la caisse, je paierai une partie en éco iris. L’autre, en petits euros. 4 Bernard Lietaer, Au coeur de la monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous, éditions Yves Michel, septembre 2011. 5 Meyer, C., Les monnaies locales comme outil de résilience, Barricade, 2012. Couchsurfer avec les SEL Vous connaissez sans doute le principe du site couchsuring.org : des internautes se créent un proil sur le réseau social, où ils peuvent ensuite proposer d’accueillir gratuitement chez eux d’autres couchsurfers en visite dans leur ville, pour une nuit ou plus. À l’inverse, ils peuvent également faire une demande d’accueil à un membre de la communauté de couchsuring. Le réseau des SEL d’Europe a maintenant lui aussi son système d’accueil gratuit : « la route des SEL ». En échange de 60 ECU (c’est à dire l’équivalent d’une heure de services) virés depuis le compte d’un membre vers celui d’un autre membre, il est possible de passer la nuit chez un membre de SEL associé, dans une ville étrangère ! Pour trouver son SEL de quartier en Belgique francophone : www.sel-lets.be Finance alternative : New B une nouvelle banque coopérative belge Dans le but de combler le manque de banque publique d’intérêt général en Belgique (comme l’était l’ancienne CGER par exemple), une campagne de souscription à une future nouvelle banque a été lancée in mars 2013. New B devrait voir le jour en 2015. Ses membres sont des citoyens ou des organisations. Elle se veut transparente et investirait dans une économie durable et locale. Pour que la banque puisse voir le jour, les collaborateurs de New B avaient calculé devoir rassembler 10 000 contributions de 20 euros chacune (un petit risque que prend le nouveau coopérateur). En deux jours, le quota était atteint ! Affaire à suivre sur www.newb.coop À consulter Le site de Bernard Lietaer : www.lietaer.com Réseau inancement alternatif : www.inancite.be Éco iris: www.ecoiris.be À CR E US E R 1 Un rapport de la banque nationale de Belgique est attendu en ce sens pour le printemps 2013. Qui pourront à leur tour compter sur moi à d’autres occasions. L’impression d’enin « avoir des voisins. » 6 Bernard Lietaer, Au coeur de la monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous, éditions Yves Michel, septembre 2011, p.339. N° 1 / Printemps 2013 fait souvent comprendre le contraire. « Une fois dehors, je suis allé dans un restaurant pour proposer mes services. Quand la personne en face de moi a pris connaissance de mon emprisonnement, elle a appelé un vigile pour me faire sortir de l’endroit. J’ai été humilié devant des dizaines de personnes. » Ce regard méprisant et méiant, il l’a souvent croisé depuis sa sortie. Une autre fois, lors d’une permission, il se rend à la banque pour retirer une centaine d’euros. Il présente sa feuille de perm’, faisant ofice de papier d’identité. « Ils ne voulaient pas me donner l’argent, alors que j’avais sufisamment sur mon compte. J’ai dû partir, car ils étaient prêts à appeler la police. Je ne sais pas, ils ont dû penser que j’allais faire un braquage ! » raconte-t-il, le sourire jaune. « Pour certains on est et on sera toujours des détenus. Ce sont ces regards qui sont durs à supporter. » « Un homme debout » Aujourd’hui, Jean se rend à pied chez Marie, « Petite Marie » comme il la nomme affectueusement. Marie est une religieuse, plus de quatre-vingts ans de foi derrière elle. Elle vit en communauté avec d’autres femmes dans une vaste demeure du centre-ville. Toutes ont choisi de se consacrer à Dieu. Parmi elles, Élisabeth. Les deux religieuses font partie de Libr’écoute, une association d’écoute pour les détenus. Durant trois ans, Marie s’est rendue au parloir chaque semaine pour parler avec Jean. Ces moments ont rapidement fait naître des liens entre eux. Sur le trajet qui mène chez elles, l’exdétenu reconnaît sa chance d’avoir fait cette rencontre. Une chance que tous les prisonniers n’ont pas. « Elles méritent la médaille pour tout leur travail. Avec Petite Marie j’ai retrouvé la foi, l’espoir. Des mots que je ne connaissais plus. Je ne la remercierai jamais assez et je ne pourrai jamais l’oublier. Ce qu’elle a fait pour moi, personne ne l’a fait avant. » En arrivant au seuil de cette grande maison, Jean a le sourire. Il sait qu’il peut venir ici quand il veut. Il est accueilli comme s’il était chez lui. Marie et Élisabeth sont très présentes dans sa vie. Cet hiver, le premier qu’il passe dehors depuis dix ans, elles lui ont donné des vêtements chauds. Elles lui ont aussi procuré des meubles pour sa chambre au foyer : armoire, table de chevet, décorations... Leur aide matérielle est importante pour l’ancien prisonnier, qui a peu de ressources. Son travail au mess lui apporte à peine de quoi payer son loyer pourtant peu élevé, sa nourriture et des sorties de temps en temps. Dans la grande salle à manger baignée de lumière, Jean et Marie discutent comme deux vieux amis autour d’une bière. Elle lui demande des nouvelles de son travail, il lui parle des missions avec Regain 54. Le regard posé sur son protégé, Marie raconte : « Jean est une personne intelligente et sensible. C’est aussi un homme de parole, il n’est pas corrompu. Je sais que je peux lui faire coniance. » Elle s’est attachée à cet homme blessé par ses actes. Lors de ses visites en prison, elle ne savait jamais dans quel état moral elle allait le trouver. « Malgré tout, ces années derrière les barreaux ne lui ont pas fait perdre sa dignité. Il a sa ierté. C’est un homme debout. » Élisabeth entre dans la pièce, vient embrasser l’invité. Marie poursuit : « Nous, on les prend comme ils sont et où ils sont. On les aide à l’intérieur en venant leur parler. S’ils le veulent, on est encore là à leur sortie, ain de leur apporter une aide plus matérielle et une oreille attentive. Pour les aider, il faut savoir leur laisser de la place pour survivre par eux-mêmes. Et on ne veut pas empiéter sur le service social non plus. Mais il faut bien qu’ils trouvent des gens qui les aiment. S’ils ne vivent qu’avec des gens qui les rejettent, qu’est-ce qu’ils deviennent ? » « S’ils ne vivent qu’avec des gens qui les rejettent, qu’est-ce qu’ils deviennent ? » Ce midi, elles ont invité des amis et de la famille, comme souvent le samedi. Une dizaine de personnes sera attablée et Jean joue au cuistot. Dans la cuisine, son tablier l’attend, suspendu à un crochet, comme un lien qui le connecte à cet endroit, quelque chose à quoi se raccrocher. Aujourd’hui, ce sera couscous. Le cuistot du jour s’occupe de la préparation. Vers midi, les invités commencent à arriver. Il les connaît tous, ce n’est pas la première fois qu’il s’occupe du repas du samedi ici. Dans une ambiance conviviale, tout le monde se salue, discute. Jean se mêle facilement au groupe. Il est à l’aise et ne se sent pas jugé. Il sait surtout que cet endroit lui sera toujours ouvert. Une victoire de plus Loin de se laisser aller à l’oisiveté, le sexagénaire multiplie les occasions de rencontrer du monde. Depuis quelques mois, il proite des dimanches après-midi pour se rendre à des thés dansants. Rapidement, il s’y est fait quelques amies, ses « petites mémés » comme il les appelle. L’une d’elles est devenue une proche. Elle lui lave son linge ou l’invite à déjeuner de temps en temps. En retour, il lui rend des services. Une façon pour lui de se sentir utile. Dans le foyer où il vit depuis plusieurs mois, sa petite pièce est propre, presque coquette. Le lit est fait, un parfum d’intérieur rafraîchit l’atmosphère. Çà et là quelques décorations égaient l’endroit. Au mur, un grand drapeau italien lotte ièrement, comme la preuve d’un passé heureux, la nostalgie d’une vie qui avait bien commencé. Quelques photos épinglées ornent aussi les murs ternes de la chambre. Et là, au milieu du pêle-mêle, la photographie d’une femme. Le sourire timide et les yeux pétillants, Jean désigne une Portugaise d’une soixantaine d’années. Ils se sont rencontrés quelques semaines auparavant. « On s’est vu plusieurs fois, elle est retraitée. On discute beaucoup et elle accepte ma situation sans me juger. Ça me fait du bien d’avoir à nouveau une femme à mes côtés. » Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir fait quelques rencontres depuis sa sortie. « Bien souvent, tout se passe très bien avec la personne, jusqu’à ce qu’elle apprenne que j’ai fait de la prison. Là, elle se braque et en quelques minutes, me tourne complètement le dos. » Alors, retrouver la présence d’une femme apparaît comme un ingrédient important de sa réinsertion. C’est aussi une victoire de plus. « Quand on est en prison, tout le monde vous tourne le dos. Vous n’avez plus personne. » La famille de Jean s’est progressivement éloignée. Depuis le crime commis par leur père, ses deux enfants ont coupé les ponts avec lui. Aujourd’hui, il n’en a plus aucune nouvelle. Puis, à sa sortie de prison, il a tenté à maintes reprises de prendre contact avec son unique frère, sans jamais aucun résultat. « Ça me désole pour mon frère et mes enfants, mais je ne leur en veux pas. Je les comprends. Ils font leur vie. J’espère simplement qu’ils vont bien. » 33 Libre sous conditions COYOTES « La peur de retomber du mauvais côté » Ce dimanche, il attend que huit heures sonnent à l’horloge pour s’échapper de sa chambre, prêt à n’en revenir que le soir. Il essaie de passer le moins de temps possible dans son foyer. Il ne veut pas se mélanger à ses voisins de palier, ni se mêler à quelque traic que ce soit. Jean préfère vagabonder en ville. Dehors, il fait froid, quelques tas de neige sont noircis par la pollution urbaine. Il s’assoit à la terrasse d’un café, sous la chaleur d’un radiateur extérieur. De là, il observe les passants, fait quelques rencontres. Dans une petite ville comme Nancy, il n’est pas rare de tomber sur des surveillants, certains s’arrêtent et d’autres font parfois semblant de ne pas le reconnaître. Il lui arrive aussi de croiser des détenus récemment sortis. Ils discutent alors de banalités. Il préfère ne pas s’attarder avec eux. Sans doute a-t-il peur de « retomber du mauvais côté de la barrière », comme il dit. Et puis revoir ces visages connus en détention, lui rappelle cette période encore récente de sa vie… Il pense à son parcours carcéral, de prison en prison, trois au total. À Fresnes, l’une des plus grandes de l’hexagone, il côtoie Francis Heaulme, Antonio Ferrara... « On N° 1 / Printemps 2013 COYOTES se retrouve avec toute sorte de gens. On n’a pas envie de se mélanger. On tente de cibler pour se faire deux ou trois copains. On se dit : “J’y suis, alors il faut vivre avec“. Dès le premier jour on pense au jour de sa sortie. Là, il faut se demander : “Comment je veux sortir d’ici ?“ Et tout faire pour en sortir en restant présentable vis-à-vis de la société. » Jean a toujours voulu rester à part, ne pas être assimilé à ceux qu’on appelle parfois avec mépris, les « taulards ». Il ne veut pas être de ceux-là. Il veut être au dessus. Il parle d’eux avec distance et parfois arrogance, comme pour s’en éloigner le plus possible. « Je me suis toujours dit : “Je veux montrer à la société que ce n’est pas parce qu’on est passé par la case prison, pour un acte quel qu’il soit, que lorsqu’on revient à l’extérieur, on ne vaut plus rien“. » Alors, durant dix ans il est resté plutôt méiant envers les autres prisonniers, se tenant toujours à distance... Les minutes déilent. Il boit un café, deux cafés... Puis, dans le froid brumeux de ce dimanche matin, il retourne lâner dans les rues de la ville. À présent, il veut inir sa vie « proprement » comme il dit. Il a traversé des moments de souffrance, la prison l’a fortement marqué et il doit encore apprendre à vivre avec ce qu’il a fait. Il reconnaît que la sortie a été dure. Se réinsérer dans la société est un parcours long et dificile. « Par moment c’est plus dur d’être dehors que dedans. En prison on peut facilement se laisser aller à l’oisiveté, on n’a pas de souci, de responsabilité. Mais quand la grande porte s’ouvre, ce n’est pas facile. On se prend la liberté en pleine face !» Parfois la nuit, il se réveille encore en entendant du bruit dans le couloir, pensant que les surveillants font leur ronde pour vériier qu’il est bien là. Dificile d’effacer dix années derrière des barreaux. Mais Jean est sans doute la preuve qu’avec de la volonté, la réinsertion peut faire de ces hommes abîmés par leurs actes, des hommes nouveaux qui ont des aspirations et des espoirs. Des hommes vivants. « Quand la grande porte s’ouvre, ce n’est pas facile. On se prend la liberté en pleine face ! » Déinitions À CR E US E R Libre sous conditions 34 - Libération conditionnelle : En France, mesure d’aménagement de peine, sous contrôle du juge de l’application des peines, pour les condamnés qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale. La personne est remise en liberté avant la date normale de sa in de peine. Prise en charge par un conseiller d’insertion et de probation, elle peut être soumise à certaines obligations pendant un délai d’épreuve (Exemple : obligation de soin, dédommagement des victimes, etc.). Passé ce délai, s’il n’y a pas eu d’incident, on considère que la personne a effectué l’intégralité de sa peine. - Placement sous surveillance électronique : En France, cette mesure repose sur le principe que la personne s’engage à rester à son domicile (ou chez quelqu’un qui l’héberge) à certaines heures ixées par le juge (par exemple de 19 h à 8 h du matin). La personne porte le bracelet à la cheville. Si elle sort de chez elle en dehors des heures ixées, un surveillant pénitentiaire est aussitôt averti par une alarme à distance. Quelques dates importantes en France – Loi du 22 juin 1987 : le service public pénitentiaire a notamment pour mission de favoriser «la réinsertion sociale des personnes qui lui sont coniées par l’autorité judiciaire». – Loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 déinit les missions du service public pénitentiaire : proté-ger la société, sanctionner les actes délictuels et criminels et favoriser la réinsertion des détenus. À voir – Réinsertion mode d’emploi : une vie après la prison ?, Documentaire réalisé par Jacques Barinet, produit par Galaxie Presse, 2007 Quelques chiffres (au 1er janvier 2012 en France) – 264 843 personnes prises en charge par l’administration pénitentiaire – 173 063 personnes suivies en milieu ouvert – 191 établissements pénitentiaires À lire – Le Bourgeois (Isabelle), Derrière les barreaux, des hommes – Femme et aumônier à FleuryMérogis, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 – Lalaquière (Philippe), Longues peines, le pari de la réinsertion, Toulouse, Milan, 2013 N° 1 / Printemps 2013 De solidarité et d’eau 38 COYOTES Les organismes et leur système immunitaire accueillent avec soulagement et gratitude ce lot discontinu de chaleur. Une manière de réchauffer les os donc, mais aussi les coeurs. L’espace d’une dizaine de minutes – si la quantité d’eau chaude disponible le permet – les préoccupations s’en vont dans le siphon en même temps que la saleté. Le rideau de gouttes possède cette capacité magique d’isoler à la fois de l’espace et du temps. Aussi naturellement qu’il nous arrive à peu près à tous d’omettre que nous ne sommes pas de talentueux chanteurs ou qu’on occupe la salle de bain depuis un peu trop longtemps déjà, d’autres vont jusqu’à oublier l’ensemble de leurs soucis et angoisses. Dans ce contexte marqué par l’adversité et dans lequel mieux vaut ne pas baisser sa garde, cette brève dérobade à l’âpreté quotidienne, à défaut d’être miraculeuse, n’en est pas moins salvatrice. L’impact bénéique sur le moral ne se limite cependant pas à cet effet de diversion qui délasse l’esprit et le débarrasse provisoirement de ses démons. Les propriétés relaxantes de l’eau chaude et la sensation agréable qu’elle procure sont de sérieuses alliées pour se délester du stress auquel les sans-abris sont rompus. homme, aujourd’hui âgé de 24 ans, passe la majeure partie de ses nuits dans la rue. Il me parle de ses envies d’ailleurs et évoque une amie quelque part en France qu’il aimerait rejoindre sans réellement oser. Quoiqu’il en soit, la situation de Nelson ne l’empêche pas de témoigner d’un intérêt inébranlable envers l’hygiène. « Quand je dis aux gens que je suis SDF, ils ne me croient pas », explique-t-il non sans ierté. Car pour lui on ne badine pas avec l’apparence. À la vue de ses vêtements lavés, de son visage rasé, de ses cheveux coupés court et de son casque audio sur les oreilles, ce jeune très propre sur lui pourrait facilement passer pour un étudiant lambda. « Ce n’est pas parce que je suis à la rue que je devrais être sale et porter une barbe » assène-t-il aux victimes de la pensée simpliicatrice. Cette erreur de jugement des gens qu’il croise, Nelson la vit cependant comme sa petite victoire personnelle contre une condition qu’il espère temporaire. À défaut de bénéicier du même confort que ceux qui ont un foyer, il leur ressemble. Sa toilette régulière représente pour lui une dignité et une humanité retrouvées. Et à cette in, Nelson peut compter sur un outil bien utile. Portant sa main à la poche de sa veste, il s’empresse d’en sortir un dépliant dont il commence à me faire la présentation. Il s’agit d’une carte de la ville conçue à l’adresse des sans-abris et qui, une fois complètement dépliée, livre une bonne soixantaine de précieuses adresses. Ce plan, édité par la Strada, est par ailleurs disponible en version pdf sur le site de la ville de Bruxelles. « C’est bien fait, tiens regarde. Il y a tout ce qu’il faut là-dessus », m’explique-t-il avant de joindre le geste à la parole en montrant de l’index les emplacements supposés Cette brève dérobade à l’âpreté quotidienne, à défaut d’être miraculeuse, n’en est pas moins salvatrice Une revanche sur la vie Retour au centre d’accueil “Le Clos”. J’y fais la connaissance de Nelson. Ce congolais d’origine est arrivé en Belgique durant l’adolescence. Un comportement bagarreur exacerbé par une consommation excessive d’alcool lui ont valu quelques déboires avec la justice et la mise à la porte du foyer familial. « Des fois je fais le con quand je bois trop », concède-t-il sobrement. Après avoir logé quelque temps chez une tante, le jovial jeune de maisons d’accueil, CPAS, services de santé ou encore vestiaires. Sur le verso igurent bon nombre d’informations relatives aux établissements en question, à savoir les heures d’ouverture, les services qui y sont disponibles ou encore les numéros de téléphone. Une demi-douzaine de services d’accueil de jour, presque tous situés à l’intérieur de l’îlot sacré, se dégagent ainsi rapidement comme disposant d’une ou plusieurs douches, parfois gratuites, parfois accessibles moyennant un euro. 15 minutes, douche comprise Je décide de me rendre à l’une des adresses indiquées et tente ma chance au 60 rue des Chartreux. Je me retrouve alors face au centre d’accueil “Chez Nous” ou “Bij Ons” puisqu’il se revendique bilingue. Lorsque j’arrive, l’heure du déjeuner bât son plein et la salle principale, qui par la même occasion fait ofice de cantine, est joyeusement animée. Un constat s’impose rapidement au regard : très peu de femmes pour un grand nombre d’hommes, majoritairement maghrébins. Tandis qu’on distribue des parts de tarte aux myrtilles en guise de dessert, je descends un escalier pour accéder à la “salle de bain”. Le confort est spartiate, le temps limité, et le pommeau fait défaut, mais shampoings et gels douche répondent à l’appel. La présence à proximité de la baignoire d’une paire de tongs usée et trempée rappelle discrètement que même en ce lieu de détente supposée, le démuni ne peut complètement relâcher sa vigilance sous peine de contracter une infortunée mycose. « La douche, c’est deux euros mais on rend un euro une fois que la personne a restitué les serviettes de bain propres qu’on lui prête et a un peu nettoyé le sol », justiie Carole. Plutôt grande et dans la cinquantaine, cette dernière pourrait aisément être prise pour la maîtresse de maison d’autant plus que tout le monde semble beaucoup l’apprécier en ces lieux. Mais Carole m’explique qu’elle n’oficie en réalité au centre que depuis six mois et en tant que bénévole. Quant à la durée d’utilisation de la salle, la règle est pour le moins stricte : quinze minutes grand maximum et en incluant le temps de se vêtir et de se dévêtir. « On préfère éviter que certains utilisent toute l’eau chaude ou fassent trop longtemps attendre les autres. Et puis il y a ceux qui essaient d’en proiter pour se faire du bien, si vous voyez ce que je veux dire. C’est pour ça que je reste à proximité et que je toque de temps en temps à la porte pour savoir où la personne en est », m’apprend-t-elle avant de refermer la porte pour me laisser en tête à tête avec la baignoire. Pas de chance pour moi, j’arrive un peu tard. Ma toilette se fera à l’eau froide. Eau bénite Je fais la connaissance de Kaïs à “Nativitas”, un autre centre d’accueil situé au 118 rue Haute. La connotation très chrétienne du nom de l’établissement semble assumée jusque dans la décoration de ce dernier. Ici aussi, il y a foule. Toutes les tables ou presque, sont occupées. L’endroit est relativement grand et l’ambiance y est détendue et familiale. Pour certains, l’heure de la digestion est l’occasion d’essayer de rattraper des nuits brèves et dificiles. C’est donc à la sortie de sa sieste que me remarque Kaïs. Après m’avoir considéré quelques longues secondes, il me fait signe de le rejoindre à sa table et la conversation s’engage. Parti en 2007 de sa Tunisie natale dans l’espoir de trouver un emploi, ce tout juste trentenaire a déjà enduré bien des épreuves. « Ce n’est pas parce que je suis à la rue que je devrais être sale et porter une barbe » N° 1 / Printemps 2013 Après avoir entre autre traversé la Syrie puis la Turquie, il s’est ensuite retrouvé confronté aux agressions xénophobes en Grèce, au racisme ordinaire en Italie ou encore à la précarité en France. « Quelque chose est cassé. Il n’y a plus de sentiments dans le monde », en conclut-il, désabusé. En Belgique depuis désormais quatre mois, Kaïs voit sa situation irrémédiablement bloquée en raison de son statut de sans-papiers. Mais il ne capitule pas pour autant et planche désormais sur un moyen de rejoindre la Grande- Bretagne. Un plan dont Kaïs préfère garder la nature conidentielle. En musulman pratiquant, Kaïs me raconte ensuite comment, encouragé par sa religion, il ressent le devoir d’être pur physiquement pour l’être spirituellement. « C’est très important bien sûr. Pour être propre face à Dieu, il faut l’être aussi avec son corps », expose-t-il. Pour lui, chaque douche est littéralement une petite renaissance au cours de laquelle l’eau se fait halo. L’aveu ne me surprend guère. Cette dimension religieuse de l’eau, il ne faut pas aller loin pour la rencontrer. Ainsi, des baptêmes chrétiens aux ablutions musulmanes en passant par le Gange hindou, la présence de rituels aqueux dans de nombreuses religions rappelle les liens anciens et étroits qui existent entre eau et spiritualité. Kaïs, lui, dit devoir beaucoup à ce petit cérémonial de puriication spirituelle. « Si je n’avais pas accès à ça pour pouvoir exprimer correctement ma foi et me sentir lié à Dieu, je ne sais vraiment pas comment je tiendrais », conclut, lucide, un homme résolument seul qui, depuis plus de cinq ans, n’a pas revu le visage des siens autrement qu’en photos. gré ses 66 ans au compteur, l’homme a de l’énergie à revendre et fait igure de moteur dans l’organisation du centre d’accueil. Affable et prévenant, il se porte à la disposition des uns et des autres. « Pour moi se laver devrait vraiment être considéré comme un besoin primaire », afirme-t-il en afichant ouvertement un désaccord de principe avec la théorie des besoins de Maslow. Selon le psychologue américain en question, les besoins peuvent être hiérarchisés sous la forme d’une pyramide à cinq étages. Plus on monte dans ces derniers, moins les besoins sont essentiels. Le premier étage est ainsi constitué des besoins dit primaires ou physiologiques et parmi lesquels igurent dormir, se nourrir ou encore avoir des rapports sexuels. Se laver ne igure qu’au deuxième étage de cette pyramide aux côtés de besoins sociaux comme savoir lire ou posséder une adresse. « L’hygiène c’est central, ça intervient au niveau de la coniance en soi. Personnellement, je me suis toujours démerdé. J’ai toujours mis un point d’honneur à rester digne et présentable », reprend le débonnaire sexagénaire. Et on peut dire que René sait de quoi il parle, car c’était en tant que sans-abri qu’il a fait la découverte du centre il y a 23 ans de cela. Employé modèle d’une chocolaterie durant de nombreuses années, René a vécu une lente descente aux enfers après le départ soudain de sa femme. L’alcoolisme qui en avait résulté avait alors fait de lui un homme seul et de plus en plus souvent en retard au travail jusqu’à l’inévitable jour où il s’est retrouvé privé d’emploi et de toit. C’était à la gare centrale qu’il a pris connaissance de l’existence de Nativitas. Sa curiosité a ensuite fait le reste. Du centre, René n’en est vraiment parti qu’une seule fois, il y a une demidouzaine d’années. Il avait même ini par se trouver un petit appartement en ville mais après seulement quelques mois, il a préféré revenir s’occuper du centre. « Ma vie c’est « L’hygiène c’est central, ça intervient au niveau de la coniance en soi » Dans le besoin Pendant ce temps, René s’affaire en cuisine. À la vaisselle, plus exactement. Mal- ici. Je crois qu’on peut dire que je fais partie des meubles. D’ailleurs, j’habite dans une chambre que je loue à l’étage », plaisante ce modèle de réinsertion. Également titulaire du titre oficieux de responsable de la douche, le vétéran prend son rôle à coeur. « Se laver c’est bien, mais on sous-estime trop souvent l’importance des vêtements et de la lessive. Ici, nous avons l’exemple d’un homme qui se lave toutes les semaines mais qui regagne son odeur dès qu’il enile ses vêtements. Alors ça ne sert strictement à rien », fait remarquer celui qui se remémore l’époque durant laquelle il lavait discrètement ses vêtements dans la fontaine de la place de l’Albertine. Les bains-douches publics, l’alternative “de luxe” Il existe une alternative confortable mais néanmoins coûteuse aux douches des centre d’accueils : celles des bains publics et des piscines. Et à ce registre, il faut évoquer un endroit bien connu des écoliers bruxellois et qui se trouve au 28 rue du Chevreuil, à proximité de la place du Jeu de Balle dans les Marolles. Je décide de m’y rendre et découvre alors les bains de la ville de Bruxelles. L’établissement est grand mais accuse le poids des ans. Curiosité notable de l’architecture des années cinquante et ierté de l’édiice, une piscine située au troisième étage offre l’expérience originale de nager tout en proitant d’un panorama sur les toits du centre historique de la capitale. Mais mon intérêt se recentre rapidement sur le rez-de-chaussée et ses bainsdouches publics. Pour deux euros, il est possible de proiter d’une douche dans une cabine individuelle avec miroir, tabouret en plastique et crochets pour suspendre ses vêtements. Le grand confort serait-on tenté de dire. En dépit de son aspect daté, l’endroit semble bien entretenu et il s’en dégage une apaisante odeur de “propre”. De plus, l’eau chaude abonde. Les cabines sont présentes en grand nombre, ce qui doit expliquer pourquoi l’attente m’est apparue inexistante. Un bémol de taille est toutefois à signaler : les produits “cosmétiques” sont à fournir soimême. Si ce n’est pas trop pénalisant pour la partie de la clientèle constituée de ceux qui ont un toit mais qui, pour une raison ou une autre (vieil appartement, travaux en cours), ne disposent pas de douche/baignoire en état ; on ne peut en dire de même pour les plus désoeuvrés pour qui le shampoing s’apparente à du grand luxe. C’est malgré tout ici que Ralph a ses habitudes quand il n’a pas l’occasion de se laver chez une connaissance. Bien bâti, arborant une crinière blonde hirsute ainsi qu’une barbe de trois jours, ce berlinois de 26 ans a de faux airs de Viking. Épris de liberté et d’âme vagabonde, Ralph a pris il y a un peu plus de deux ans la décision radicale de changer de vie et se lancer à l’assaut des routes d’Europe. La séparation aussi tardive qu’inattendue de ses parents n’aura fait que jouer le rôle d’élément déclencheur. Après avoir pas mal vadrouillé dans son Allemagne natale qu’il taxe au passage d’intolérance, il a ini par succomber à l’appel du Sud. Le jeune nomade a ainsi passé quelque temps en Espagne et près d’une année au Portugal où ses pas ont croisé ceux de Rapko. Le chien ne cesse dès lors plus de le suivre et l’attend calmement à l’extérieur du bâtiment au moment où nous discutons. À Bruxelles depuis maintenant un peu plus de six mois, Ralph loge dans un squat et vit des fruits de la mendicité à laquelle il s’adonne à proximité d’un supermarché d’une enseigne bien connue. Concernant l’hygiène, Ralph me conie que pour lui la qualité l’emporte sur la 41 De solidarité et d’eau COYOTES « J’ai toujours mis un point d’honneur à rester digne et présentable » N° 1 / Printemps 2013 De solidarité et d’eau 42 COYOTES douche n’en demeure pas moins un moment à part dans nos existences. À la fois, théâtres et personnages des histoires de Nelson, Kaïs, René et Ralf, les cabines de douche et baignoires jouent un rôle clé dans le quotidien des sans-abri. Qu’elles soient synonymes de dignité retrouvée, de pureté spirituelle restaurée, de tourments provisoirement chassés ou d’organismes rechargés, quelques gouttes d’eau chaude interviennent à bien des titres comme autant de petits architectes d’une renaissance, modeste et périodique, du corps et de l’âme. Un constat qui, il y a quelques années, a par exemple poussé la ville de Paris à prendre la décision de rendre gratuit pour tous l’accès aux bains-douches de ses différentes municipalités. Une disposition qui gagnerait à se démocratiser. À consulter www.lstb.be : le site web de la Strada, le centre d'appui au secteur bruxellois d'aide aux sansabri. Le plan de la ville de Bruxelles reprenant l'emplacement des centres d’accueils et autre adresses utiles relative à l'hygiène des sansabris y est téléchargeable. Le site offre régulièrement des informations, bilans et rapports concernant les sans-abris et tout particulièrement en période de grand froid. www.sdf75.fr : le blog d'un sans domicile ixe français qui, depuis un cybercafé et dans un style assez cru, s'exprime régulièrement sur toutes sortes de thématiques et sur sa condition de sdf. Il est aussi possible d'y trouver un guide de survie dans la rue où l'hygiène est l'objet d'un chapitre entier. Parmi les perdants du meilleur des mondes, de Günter Wallraff, aux édition La Découverte, 2010. Le fameux journaliste d'immersion, mondialement célèbre pour s'être glissé dans la peau d'un turc dans les années 80 ain de dénoncer le racisme de l'Allemagne d'alors, incarne cette fois-ci huit autres oubliés de la société parmi lesquels igure un Sdf. Le quotidien précaire et les conditions extrêmes d'une nuit passée dehors en plein hiver y sont exposés. A noter qu'une version plus courte et sous forme d'article du passage en question existe également et a d'ailleurs été traduite en langue française par le Courrier International en 2009. Elle peut être consultable dans les archives du site au www.courrierinternational.com/article/2009/05/07/ avec-ma-tete-de-sdf. À voir «Dans la peau d'un sdf», documentaire d'investigation de Jean-Charles Deniau, produit par Canal +, 2006. En immersion et par l’intermédiaire d'une caméra cachée, le journaliste expose 22 jours dans la peau d'un sdf parisien. Consultable au http:// canal- documentaire.blogspot.com. «Bienvenue aux bains-douches», web-documentaire réalisé par Tiphaine Réto, 2009. Y est exploré l'intimité des bains-douches de Paris et en dégage notamment la fonction sociale. «La tête sous l'eau», web-documentaire réalisé par Ségolène Allemandou, produit par France 24, 2012. Un reportage interactif disponible sur le site de la chaîne France 24 et qui offre une plongée dans l'univers des bains-douches parisiens. À CR E US E R quantité. « Je ne me lave pas aussi souvent que je le voudrais, mais quand je le fais alors je m’attends à ce que ce soit bien fait », résume-t-il dans un anglais aussi impeccable que le carrelage de la salle. D’expérience, il dit ne pas trop se ier aux douches des centres d’accueil et déplore le fait qu’il faille parfois s’inscrire sur un registre voire passer un entretien avec une cellule d’aide pour espérer y accéder. Une politique pas vraiment compatible avec ses idéaux de libertaire. « Et puis, ici tu vois que c’est correct et entretenu. Tu te sens plus en coniance et t’as moins peur d’attraper un problème de peau comme un champignon », conclut-il en suivant du regard les va-et-vient d’une membre du personnel affairée à inspecter les dernières cabines utilisées. Geste banal à l’importance largement sous-estimée en raison de son inscription dans la mécanique routinière, le passage à la N° 1 / Printemps 2013 COYOTES Cachés, oubliés, perdus : Mais que sont les trésors littéraires devenus ? 46 manuel, la casquette enfoncée sur la tête, les cheveux mi-longs entourant ses oreilles. Avec son style de skateur, rien ne laisse présumer le rat de bibliothèque qui sommeille en lui. On assiste à une uniformisation. Ce sont les mêmes livres qui sont retrouvés partout et pourtant, qui ne sont pas nécessairement valables. Moi, j’avais envie d’une librairie qui pose des choix, qui ne propose pas ce qu’on voit ailleurs. Alors oui, on passe à côté d’un chiffre d’affaires. Mais c’est en écoutant la presse qu’on passe aussi à côté de véritables trésors littéraires ! » Parmi tous les livres qui ont déilé entre les mains d’Emmanuel, depuis l’ouverture de la librairie en septembre, l’un n’est pas passé inaperçu : Flatland de Edwin A. Abbott. « Ça, c’est un trésor littéraire », ose-t-il clamer, en se retournant pour saisir l’ouvrage dans la vitrine de la librairie. Un trésor littéraire ? « Je n’aime pas parler en ces termes. Ça fait trop marketing, décrète Alexandre Laumonier, éditeur de la plus récente version de Flatland. Je préfère parler de “bijou”… d’un ouvrage qui sort du lot, qui est au-dessus du reste. C’est comme la planète Vénus. Elle brille plus que les autres, mais elle n’est probablement pas la planète la plus importante aux yeux des astronomes. » yeux d’Emmanuel : « Il n’y a que l’écriture parce que, soit le récit littéraire est rendu par l’écriture, soit ce ne sont pas des oeuvres littéraires, ce sont des documentaires, des traités, des témoignages, etc. Et dans ce cas-là, sans narration littéraire, l’écriture est d’autant plus importante. Dans un trésor littéraire, les émotions sont créées grâce aux mots et non pas à travers les faits. Si l’écrivain ne fait que montrer... Qu’est-ce qu’il apporte ? Il y a un décalage entre faire pleurer et faire réléchir. Le trésor littéraire offre une autre visibilité à la société. Par la rélexion. Pas par l’exposé de sentiments et l’usage abusif de igures de style travaillées. » Flatland entre dans le moule trésor littéraire. Mais il lui a fallu un certain temps avant d’être remis au goût du jour. Publié en 1884, l’ouvrage tombe immédiatement aux oubliettes. Il est redécouvert aux États-Unis, dans les années vingt, grâce à la revue scientiique Nature qui le mentionne dans un article. La version française, quant à elle, se fait attendre jusqu’en 1968. Plutôt médiocre, elle arbore une faute d’orthographe dans le nom de l’auteur, sur la page de couverture. En 1995, une seconde traduction est proposée et depuis, l’ouvrage n’est plus disponible... Jusqu’à récemment. Dix-sept ans plus tard, la jeune maison d’édition belge Zones Sensibles, sous la direction d’Alexandre Laumonier, décide de redonner vie à ce récit de science-iction. « Je suis retombé dessus dans la bibliothèque de mon père. Ce texte vieillit extrêmement bien et est universel. Comme les tragédies grecques. La question n’est donc pas de savoir pourquoi il n’était plus disponible depuis 1995, mais plutôt comment personne n’a pensé à le rééditer ! » «C’est en écoutant la presse qu’on passe aussi a coté de véritables trésors littéraires ! » tion qui opère. Le temps d’adaptation peut varier, mais il reste qu’on est toujours plus qu’un simple traducteur, au sens littéral. Moi, je ne fais pas de traductions. J’écris des traductions. » Il rappelle, avant toute chose, qu’il n’est pas seul dans sa lutte. « Sans les libraires, je n’existerais pas », lance-t-il en évoquant ces artisans du livre indépendants qui, comme lui, chassent les trésors littéraires comme d’autres, les navires grandioses tapis au fond des mers. Ces libraires, qui refusent d’être asservis à la dictature chiffrée des maisons d’édition et du grand public, sont presque aussi rares que les trésors littéraires. «Faire quelque chose de différent » Emmanuel Requette, trentenaire et bruxellois, fait partie de ces exceptions. Il vient d’ouvrir la librairie Ptyx à Ixelles, dont la devanture en forme d’appât cache bien son jeu. Si la façade extérieure, habillée des visages de Virginia Woolf ou de Marcel Proust invite à pousser la porte, les lieux recèlent un éventail d’ouvrages de qualité et de tous horizons. Dans un coin, les livres d’art et bandes dessinées, dont la disposition a été soigneusement réléchie, s’étalent jusque dans les moindres recoins. Au fond de la librairie, un espace lumineux est consacré à la section jeunesse, où les livres attendent d’être feuilletés pour révéler une explosion de couleurs. Quel contraste par rapport à la pièce principale, modèle de sobriété avec murs et rayonnages peints en noir ! Ces premières étagères, desquelles aucun dos de livres n’oserait dépasser d’un pouce, sont remplies d’essais et de romans qui relètent l’engagement du libraire. « Il y avait une brèche. Il y avait la place de faire quelque chose de différent, analyse Em- « Plus que des raconteurs d’histoire » Si l’expression trésor littéraire, plutôt délaissée au proit des attributs « chefd’oeuvre » ou « bijou », fait hérisser le poil, sa déinition semble être tout aussi délicate. En sa qualité d’éditeur, Christophe Claro tente de préciser le trésor littéraire, objet de fascination autant que de répulsion : « Les auteurs qui me parlent, ceux qui écrivent de la iction, sont plus que des raconteurs d’histoire : ils touchent à d’autres champs, tels que la poésie ou la philosophie. Si on ne fait que du romanesque, il ne se passe rien. » Exit le romanesque, seule l’écriture importe aux Que la chasse au trésor commence Avant d’envisager de rééditer, encore faut-il chercher, repérer, creuser sans carte au trésor et faire remonter à la surface des N° 1 / Printemps 2013 Cachés, oubliés, perdus : Mais que sont les trésors littéraires devenus ? 50 COYOTES la géométrie et la dimension sont les thèmes de Flatland, il y a différents niveaux de lecture : une métaphore des relations sociales à l’époque victorienne ou une métaphore religieuse. Et c’est pour ça qu’on dit qu’il est destiné à un public de 7 à 77 ans. Encore plus avec la nouvelle édition puisqu’il y a des personnes — plus âgées — qui connaissaient déjà l’oeuvre et qui sont ravies d’en retrouver une version. Il y a un public plus jeune qui la découvre. Et puis il y a aussi les personnes, qui regardent ce livre en tant qu’oeuvre artistique, qui achètent ce livre. » « Un bon livre inira toujours par trouver ses lecteurs » « Que le temps fasse son oeuvre » En tant qu’écrivain, Claro estime qu’il n’a plus rien à voir avec le jeune homme de ses débuts. « La traduction a nourri mon travail d’éditeur et d’écrivain. Se trouver en présence de tous les autres genres permet de ne pas s’enfermer dans le « tout romanesque » : c’est ce qui donne des livres atypiques, où la forme compte autant que le fond. » La complexité, bête noire du trésor littéraire ? « Peut-être, rétorque l’écrivain. Mais un bon livre inira toujours par trouver ses lecteurs. » Et pour cause, de 1884 à 2012, plus d’un siècle sépare l’échec de la version originale de Flatland du succès de sa réédition. Le temps passe et avec, resurgissent les bijoux, vénus et autres trésors. Emmanuel se remémore le récit de La Gana de Fred Deux : « Un petit chef d’oeuvre de 1958... Vous n’en avez probablement jamais entendu parler. C’est un livre qui a du mal à percer — il est toujours indisponible —, mais c’est un livre qui restera ! Il faut être patient et attendre... Attendre que le temps fasse son oeuvre… C’est la même chose avec Dialogue avec Tryphon de Justin. Sauf que là, il date d’environ 150 après le Christ. C’est le premier texte qui atteste la scission entre le judaïsme et le christianisme. En à tourner et à se retourner toujours plus vite. Traducteurs, éditeurs ou libraires, ils sont aussi et surtout dénicheurs de trésors littéraires. Au plus proches du livre, Alexandre, Claro, Boris et Emmanuel s’appliquent à exhumer ce qu’ils jugent de plus précieux : l’amour des mots. plus, c’est tellement d’actualité comme sujet. Et pourtant il est toujours indisponible. Il est alors vendu jusqu’à 300 euros sur le net. Ici, le temps n’a pas encore permis à l’ouvrage de s’imposer. » Le temps a deux visages. Il est, à la fois, ce bourreau qui jette le trésor littéraire aux oubliettes, sans l’ouvrir ni même le feuilleter. Il est aussi son sauveur. Le temps réveille le chef-d’oeuvre, trop longtemps resté dans l’obscurité. Il faut à présent compter sur les quelques courageux qui forcent le sablier Ptyx Pour connaître l'origine du mot ptyx, il faut remonter au XIXe siècle et replonger dans les vers du poète français Stéphane Mallarmé. Ce terme est un hapax (ou apax), soit un fait de langue (mot, expression, construction) dont il n'existe qu'une seule occurrence dans un corpus donné. Mallarmé invente et utilise le mot ptyx dans un poème pour lequel il ne parvenait pas à trouver une rime en -ix. Il n'en donne cependant aucune acception. Libre au lecteur de lui donner le sens qu'il entend. « Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,Aboli bibelot d’inanité sonore » Ces vers sont issus du sonnet Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx datant de 1887. Concentrons-nous sur « nul ptyx ». Un ptyx, c'est quelque chose qui n'existe pas, tandis que nul signiie aucun. La signiication de nul renforce le terme ptyx. Emmanuel Requette a choisi de dénommer sa librairie avec un terme « qui ne renvoie à rien. » À lire Flatland de Edwin A. Abbott (éditions Zones Sensibles) Le narrateur de ce récit est un carré qui évolue dans un monde en deux dimensions nommé Flatland. Après avoir exposé les particularités de ce monde et avoir rêvé de Lineland, un univers d'une seule dimension, le Carré reçoit la visite d'une Sphère. Une fois convaincu de l'existence d'un monde composé de plus de deux dimensions, le Carré se fait l'apôtre de la troisième dimension à Flatland, malgré l'étroitesse d'esprit de ses compatriotes et les mesures d'oppression prises par les autorités. Madman Bovary de Christophe Claro (éditions Verticales) Un homme est quitté par sa femme. Pour l’oublier, il décide de se replonger dans son roman favori, Madame Bovary de Flaubert... Jusqu’à « entrer » littéralement dedans. Peut-on modiier le cours d’un roman par la seule force de l’imagination ? CosmoZ de Christophe Claro (éditions Actes Sud) Claro poursuit son voyage dans les oeuvres littéraires mythiques et ressuscite les personnages du magicien d’Oz... Pour mieux les confrontés aux affres du vingtième siècle. Tous les diamants du ciel de Christophe Claro (éditions Actes Sud) Dernière livraison d’un écrivain qui « aime écrire des livres qui ne se ressemblent pas. » Au menu : LSD, CIA et un style sous acide. Le Tunnel, de William H. Gass, éditions Lot 49 L’Arc-en-ciel de la gravité, de Thomas Pynchon, éditions du Seuil Deux romans réputés intraduisibles... Il n’en fallait pas plus pour que Christophe Claro s’y attaque. Revue Christophe Claro contribue aussi à la revue des éditions incultes, diffusées par Actes Sud. Sur le web : www.inculte.fr À CR E US E R client s’il a besoin de conseils. « Laissez un client lâner ou regarder et il choisira toujours ce qu’il connaît ou — encore plus vicieux — ce dont il a entendu parler. C’est inconscient.» Ces errements sont surtout observés durant la période des fêtes de in d’année. Les prix littéraires dévoilés, les retardataires se précipitent dans les librairies et achètent les livres primés, garants de qualité, comme cadeau refuge. Chez Ptyx, les présentoirs du mois de décembre étaient pourtant marqués par l’absence du prix Goncourt, Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. « Les prix littéraires, j’en ai rien à faire ! Je n’avais pas le dernier Ferrari parce qu’il était tellement demandé qu’il était en rupture de stock. Au inal, c’était l’occasion de rebondir. Et de proposer une autre lecture au client. Une qui en vaille vraiment le coup. C’est clair que les livres que je vends le plus sont ceux que j’ai conseillés. » L’une des lectures que Emmanuel n’a eue de cesse de recommander se trouve être Flatland. Le libraire a été conquis par la richesse du texte, tout autant que par la singularité de sa présentation. La maison d’édition Zones Sensibles n’a véritablement pas lésiné sur les moyens techniques pour développer l’aspect visuel de la dernière version de Flatland. L’ouvrage a bénéicié des talents artistiques de l’éditeur lui-même, car Alexandre Laumonier est aussi graphiste de formation. La page de couverture est en trois dimensions puisque les lettres du titre sont prédécoupées et peuvent être relevées. La mise en page du texte respecte une esthétique de forme — carrée, circulaire, voire triangulaire. « C’est un bel objet, mais on ne voulait pas que ce soit un livre d’art parce qu’il faut que ça reste lisible. C’est le contenant qui accompagne le contenu. » L’équilibre a été trouvé : la couverture tridimensionnelle et la mise en page sous forme géométrique font écho au sujet de cet ouvrage de vulgarisation mathématique. « Si À consulter Le Clavier Cannibale, le blog de Christophe Claro : towardgrace.blogspot.com N° 1 / Printemps 2013 COYOTES L’infrastructure respire encore la propreté. Une hygiène imposée par un protocole clinique bien précis. L’expérience de Tadam laisse une étrange sensation qui justiie tout le désespoir de l’équipe de ne pouvoir continuer son projet de sevrage dégressif. Ce dernier peut permettre à des personnes de se réinsérer, de retrouver un nouveau cadre social, de se redonner une deuxième chance dans la vie. L’avenir de Tadam est laissé à l’appréciation du gouvernement fédéral. La réponse de continuer ce type de traitement assisté sera donnée en juillet par Laurette Onkelinx, Ministre de la santé. Une longue attente pour toute l’équipe de Tadam. Certains employés se sont déjà réorientés. D’autres attendent la conirmation de continuer ou de cesser les activités de Tadam. Pour Pierre, l’expérience de la cure de désintoxication a par contre été différente. Il en retire des choses positives. Mais la peur de replonger dans la dépendance l’envahit. « Mon sevrage était fait après quelques semaines au centre. Je suis donc parti après un mois. Je n’ai pas fait cette consolidation en entier. J’étais en forme, j’avais fait le plein de sport et d’énergie. J’ai donc fréquenté directement une ille à ma sortie, chose que je n’aurais jamais fait avant. Je suis resté avec durant six mois et ça m’a vraiment fait du bien. Là, je fume toujours mais je suis capable de me contrôler et j’ai mes projets à côté pour m’en sortir. J’ai repris mes études après une interruption d’un an. Je ne suis plus mal, comme le légume que j’ai été, même si je sais qu’en refumant, je joue avec le feu. Les centres offrent véritablement un cadre de vie important. Ils t’aident à revivre. Tu te sens protégé, dans un endroit où tout est contrôlé. Mais même avec la meilleure volonté du monde, ça reste dificile de s’en sortir totalement ». Le sevrage, une épreuve dificile et redoutée mais qui peut complètement réorganiser une vie. Une deuxième chance, un rebond face une crise individuelle. Une seule envie reste, celle de ne plus gâcher le quotidien de tous ceux qui ont été en mal de vivre, un jour... À voir «Blow» (2001) de Ted Demme : Ce ilm trace le parcours de George Jung, un célèbre traiquant de drogues. Fin des années 60, George Jung va monter un business autour de la marijuana en Californie. Il comprendra très vite le potentiel de cette drogue douce. Mais une rencontre va changer le cour de sa vie, celle de Pablo Escobar, le chef du cartel de cocaïne en Colombie. À CR E US E R Injection de survie 60 «Trainspotting» (1996) de Danny Boyle : L’Ecosse est plongée dans une grave crise économique. Une bande de jeunes, accros à l’héroïne, sombre dans une profonde dépression. Les conditions de consommation sont déplorables et relètent une triste réalité. Un des toximanes tente dificilement de s’en sortir... À lire « Le festin nu » de William Burroughs, Edition Gallimard, 2002 «Ce livre,longtemps interdit, est devenu légendaire. Le festin nu est une descente aux enfers de la drogue morphine, héroïne, cocaïne, opium... Sujétion, délivrance et rechute, tel est le cycle qui constitue l'un des problèmes du monde moderne. Suite d'épisodes enchevêtrés et disparates où se mêlent hallucinations et métamorphoses, clowneries surréalistes et scènes d'horreur à l'état pur, cauchemars et délires poético-scientiiques, érotisme et perversions. Le festin nu est d'une veine à la fois terriiante, macabre, et d'un comique presque insoutenable». «Requiem for a dream» (2001) de Darren Aronofsky: Le quotidien de Harry Goldfarb se résume à sa consommation excessive de drogues dures. En quête d’un monde meilleur, il se met à rêver avec sa petite amie et un autre copain d’un paradis artiiciel, qui les mèneront tous dans une profonde dépression... N° 1 / Printemps 2013 Le rétrogaming: À la découverte de la montagne vidéoludique 64 COYOTES talgie emplit chaque parcelle de mon esprit. Le cycle continue néanmoins. De frère en frère, ma famille passe le lambeau. Le cadet de notre fratrie a maintenant quatorze ans. De temps à autre, il rapporte un tout nouveau bijou vidéoludique et passe des heures à jouer sur la Playstation 3, enfermé dans sa chambre. La curiosité m’amène parfois à le regarder se défouler dessus. Hélas, le courant ne passe pas entre cette machine et moi. Rares ont été les occasions où j’ai appuyé moi-même sur le bouton START pour commencer une partie. Une main qui sort de la tombe Curieusement, cet univers qui a marqué mon enfance refait actuellement surface. Les avatars des vieux jeux vidéo sont à la mode: les vêtements avec les champignons verts 1-UP de Mario; les remix de chansons 8 bits de Tetris; ou encore les arts de rue avec des Space Invaders qui viennent décorer les murs de certains quartiers — par exemple au Nouveau marché aux grains dans le centre de Bruxelles. Avec ces fantômes du passé qui apparaissent à chaque coin de rue, l’envie de rejouer aux jeux vidéo d’antan me démange de plus en plus. Je veux exploser des monstres pixélisés, parcourir des mondes en 2D à la recherche d’une princesse perdue, soufler dans les cartouches pour faire fonctionner un jeu, balancer la manette par frustration, perdre mon temps à essayer de sauter au-dessus d’obstacles insurmontables, et réveiller les voisins à trois heures du matin avec mes hurlements d’impuissance face à un jeu ! beaucoup d’autres personnes bien avant que je me sois mis à me lamenter. En naviguant sur le web, je découvre qu’en fait toute une communauté de nostalgiques s’est lancée corps et âme dans les archives vidéoludiques pour offrir une seconde vie à ses anciens compagnons de jeu. Un mot est venu cristalliser ce dépoussiérage, cette renaissance: le rétrogaming. Le moment est arrivé pour moi aussi de rebrousser chemin. Facile à dire, mais sans console ou jeu vidéo à portée de main, où poser le premier pas ? Par chance, je constate que l’envie de retourner aux sources s’est également emparée de certains de mes amis. Ils se partagent sur le web des articles, des revues, et des vidéos sur la préhistoire vidéoludique. Ils se sont donc mis à cette aventure avant moi ! Heureusement, ils me tendent gracieusement la main en m’invitant à une de leurs soirées rétrogaming. Entendez par ça: un repas, des bières, des retrouvailles entre geeks et des vieux jeux vidéo dans un petit appartement schaerbeekois. « Je veux exploser des monstres pixélisés, parcourir des mondes en 2D à la recherche d’une princesse perdue... » Les portes du passé s’ouvrent à moi ! Par le plus grand des hasards, j’apprends que l’appel du passé a retenti chez L’émulation: un mélange inhabituel Après quelques années en dehors du circuit, il est plutôt logique que je sois un peu étourdi en confrontant à nouveau mes idoles d’hier. La première surprise vient de la plateforme choisie. Je m’attendais à voir déiler devant mes yeux scintillants les NES, SNES, Master System, Mega Drive et autres consoles mythiques qui ont marqué ma jeunesse. Mais non. Il s’agit d’un PC portable. La déception s’imprime sur mon visage. J’ai toujours été un partisan de la console. Va savoir pourquoi. On ne choisit pas son équipe. La manette et le joystick avant le clavier et la souris. La télévision avant l’écran d’un ordinateur. Pourtant, ce soir, on me sert un cocktail vidéoludique dont j’ignorais l’existence. Composé de tous les ingrédients évoqués juste avant, il porte le nom d’émulateur. Une nouveauté pour moi. Il s’agit d’un logiciel permettant à un système d’imiter le comportement d’un autre. Un jeu de console peut se jouer sur ordinateur ou sur un autre système. À cela, on connecte deux manettes Xbox 360 à l’entrée USB de l’ordinateur. De déception à dégoût, je crains que l’expérience rétro devienne insipide. J’ai peut-être joué cinq ou six fois dans ma vie à la plus récente console de Microsoft. Faute d’habitude, je n’apprécie pas l’ergonomie de la manette. Pourtant tenue à haute estime par ses utilisateurs contemporains, elle me paraît trop épaisse. Ses boutons sont mal espacés. Mais bon, malgré ces railleries incessantes, je frémis d’impatience de me mettre sous la dent quelques bons vieux jeux. Jouer via un émulateur et jouer avec les machines sur lesquelles ces jeux vidéo sont sortis originellement relèvent de deux registres différents. Un hochement de la tête chez tout le monde présent vient appuyer ma remarque. Seul l’original est véritablement vénéré par la communauté rétro. Max hausse les épaules et tente de relativiser. Même s’il concède qu’une part de gameplay est perdue, l’émulation a ses avantages : « Jouer par émulation me permet de retrouver très facilement les jeux en scrutant le web et ensuite de les télécharger. Conserver des cartouches et des consoles de jeux nécessite d’avoir de la place chez soi. Chose que je n’ai pas vraiment. C’est pareil sur mon ordinateur ! Je vire les jeux auxquels je ne joue plus pour les remplacer par d’autres. » Pas faux. Et notons aussi que l’image sort d’un rétroprojecteur et que le son s’échappe des enceintes de la chaîne hi-i. Jouer à travers un home-cinéma, ça en jette plus qu’un petit écran de télévision de l’époque ! Ma méiance de départ se dissipe petit à petit. Je suis un robot qui va sauver le monde En guise d’entrée, on se lance sur les jeux de plateforme. En 2D, bien sûr. Megaman X, arrivé sur la Super Nintendo en 1994. Le jeu nous projette au XXIe siècle. Rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Il s’agit de celui qui faisait rêver. Celui qu’il fallait imaginer ! Après tout, la passion, c’est ce qui est stimulé par l’imagination ! Le scénario de ce jeu: deux scientiiques, les professeurs Light et Willy, créent huit robots pour aider l’humanité. Or, le second, assoiffé de pouvoir, décide de les reprogrammer pour mettre en marche sa domination du monde. Rock — dit Megaman — et sa soeur Roll sont deux de ces robots qui ont échappé au contrôle du professeur Willy. Le joueur incarne Rock. Vêtu de son armure bleue et doté d’un canon à plasma, celui-ci s’apprête à sauver le monde. Pas trop recherché comme histoire dira-t-on. Est-ce un problème ? Pas forcément ! Si des jeux comme Mario ou Sonic sont devenus des références dans le secteur, le scénario n’y est pour presque rien ! Dans le premier, un plombier italien tente de sauver une princesse en sautant sur des tortues ailées. Dans le deuxième, un hérisson bleu et un renard à deux queues tapent des sprints à cent à l’heure pour attraper des anneaux. Où est la logique ? Ou plutôt, en faut-il ? Le joueur, lorsqu’il lit la notice sur la couverture du jeu, voit l’inini se dévoiler devant ses yeux. Nul besoin d’expliquer N° 1 / Printemps 2013 le pourquoi du comment. Même si, à chaque épisode de la saga, la princesse étourdie se fait capturer pour la vingtième fois de suite par un lézard géant ! Aujourd’hui, le monde du jeu vidéo d’aujourd’hui perd cette capacité de produire l’imaginaire. À la moitié des années 1990, le secteur s’est ouvert à un public habitué à ce que tout soit dévoilé, que tout soit compréhensible. Beaucoup de jeux ressemblent à présent plus à des ilms. Serait-ce une perte d’identité ? C’est ce que pensent les rétrogamers de la soirée, dont Benjamin: « Je suis retourné dans le passé, car je considère que les développeurs étaient plus créatifs. Plus on revient en arrière et plus on trouve des jeux originaux qui n’auraient probablement pas eu la chance d’être édités aujourd’hui. Il y a certains délires de créateurs qui ne trouveraient pas leur place à l’heure actuelle, car ils constitueraient de véritables gaffes commerciales. Comme dans le cinéma, le but des éditeurs contemporains est de faire d’un jeu une superproduction, qui plait au plus grand nombre de gens. Leur critère principal est plus la rentabilité que l’exploration de concepts audacieux. » « Ces mondes monochromes offrent des paysages des plus magniiques » Des pixels qui brillent dans la nuit J’aime l’idée de considérer les jeux vidéo comme des oeuvres d’art. Cependant, je crains que l’aspect graphique tombe aujourd’hui à plat. J’y vois un diktat du réalisme en tant que critère esthétique absolu. Certes, la palette de couleurs offerte par les anciennes consoles était très réduite. Les nuances restent à peu près dans les mêmes tons. Mais croyez-moi, ces mondes monochromes offrent des paysages des plus magniiques. Des ciels vert citron à des usines rouge oxyde en passant par des jungles violettes, Gauguin et les impressionnistes en souriraient dans leur tombe. Si seulement il avait connu la Super Nintendo. Je ne fais que regarder les autres jouer à Megaman X, mais en attendant mon tour je navigue avec grand plaisir sur les détails bruts du jeu. Peu importe que les visages des personnages soient pixélisés au point d’être déigurés. Si aujourd’hui, tout doit être minutieux, à la limite de la maniaquerie, et que les jeux sont conçus en haute déinition pour envoyer de la poudre aux yeux, il ne faut jamais oublier que la beauté peut se dévoiler sous un graphisme des plus dénudés. RESTART: les leçons du savoirvivre Bon. Et si on se mettait enin à jouer à Megaman X ? Le gameplay est ce qu’il y a de plus simple. Les actions possibles sont limitées aux com- mandes les plus élémentaires. Le personnage se déplace, saute et tire. Le principe classique d’un jeu de plateforme. En plus, j’ai la chance de tomber sur un exemple parfait du genre de jeu qui a failli ruiner mon enfance. Tout comme celui d’autres joueurs. Pourquoi ? Parce qu’il est salement dificile ! Raphaël en témoigne. « Pour le meilleur ou pour le pire, Megaman X est un jeu sur lequel on s’arrachait les cheveux. On dirait en fait un jeu Super Mario en mode hardcore », soupire-t-il avec un air d’ironie. « Par cela, il poursuit, je veux dire que, contrairement à ce qui est produit aujourd’hui, il fallait vraiment redoubler d’efforts et d’intelligence pour inir ce jeu. Si tu clignes des yeux, tu perds. Je n’exagère pas en disant qu’à force de refaire un niveau cinquante fois pendant des heures et des heures, on en arrive à connaître par coeur tous les pièges à deux balles. » Je débarque sur un monde tiré au hasard. Ma concentration est à l’extrême. Rien ne me fera léchir... Ah ! Fichtre ! J’ai parlé trop vite. Il sufit de quelques minutes et ma partie est inie. Faute d’une chute mortelle au fond d’un trou. Ma réaction ? « Ô bonheur ! » Je hurle de rage. Me voilà en train de revivre cette frustration. J’appuie sur RESTART et c’est reparti pour un tour. Peu importe si je devais céder la place au suivant. Comme l’aurait fait le gamin que j’étais jadis. C’était mon voisin qui avait acheté Megaman X quelque temps après sa sortie. On devait avoir neuf ou dix ans. On allait à la même école, qui se trouvait d’ailleurs dans la même rue que là où on habitait. Du coup, un rituel quotidien s’était mis en place. En sortant des cours, on se jetait à plusieurs devant la télévision pour se défouler sur le jeu pendant des heures. Cela relevait peut-être du masochisme, mais peu importe. Notre volonté d’aller jusqu’au bout, de débloquer les niveaux et de découvrir à tout prix de nouveaux pouvoirs était infaillible. La victoire, si dificile à atteindre, était synonyme de puissance et de prestige. Tout feu tout lamme, le gamer en nous aurait levé ses poings vers le ciel et aurait crié victoire quand elle se présentait à nous. Le premier Megaman X est dépourvu de tout moyen d’arrêter ou de reprendre une partie. Points de sauvegarde, mots de passe, raccourcis. Aucun ne répond présent dans le jeu. Le Game Over est dans sa forme la plus simple. Tu meurs, tu perds, tu pleures. Et tu recommences du début. Avant d’apprendre à gagner, il fallait apprendre à éviter la mort. Et donc, apprendre à survivre. La mort était un facteur de plaisir, de motivation, de sévérité. Là aussi, les choses ont beaucoup changé. Le joueur d’aujourd’hui peut s’amuser à bourrer dans le tas et réléchir aux conséquences plus tard. Au pire des cas, il ne perd que quelques minutes de son temps à réessayer. La mort a perdu de sa signiication. Son pouvoir est bien plus faible que par le passé. Un vide s’est creusé à force d’écouter les râleurs en manque de patience. Les braves guerriers que nous étions ont régressé en des petites natures. Preuve en est: notre bande de nostalgiques évite de se donner mal au crâne. Megaman X, c’est ini pour ce soir. « J’appuie sur RESTART et c’est reparti pour un tour » 67 Le rétrogaming: À la découverte de la montagne vidéoludique COYOTES « Une véritable montagne vidéoludique ! » Souvenirs oubliés, souvenirs tronqués S’enchainent les jeux de plateformes, jeux de combats, jeux d’aventures, jeux de courses. Le matin approche et ce qui était au N° 1 / Printemps 2013 COYOTES départ une lopée de rétrogamers collés sur un canapé n’est plus qu’un groupe de somnambules en quête d’autres déis. Pendant que je m’enfonce de plus en plus dans mon fauteuil, mes personnages préférés d’antan déilent sur l’écran. Bomberman, Super Mario Bros, Donkey Kong, Street Fighter II, Zelda, Castlevania, Double Dragon. Et j’en passe. Mais ils ne sont pas venus seuls. De nombreux héros déchus, oubliés au plus profond de mon inconscient, les accompagnent. Les souvenirs muets se réveillent. Une illumination traverse l’esprit de Yann : « C’est quoi encore ce jeu sur Mega Drive qu’on trouvait génial étant petits ? Celui avec les deux rappeurs extraterrestres qui récupèrent des cadeaux sur une île lottant dans l’espace ? » Les moteurs de recherche sur le web répondent à notre prière. La réponse lève le voile sur l’identité du jeu : Toe Jam & Earl. Quelques minutes de téléchargement, d’installation et de coniguration plus tard, le premier pas dans le jeu est fait. Une cinématique d’introduction nous plonge tout de suite dans le bain. Les deux rappeurs venus de la planète Funkotron voyagent tranquillement dans l’espace jusqu’au moment où ils perdent le contrôle de leur vaisseau. Celui-ci vient s’écraser sur la Terre et se fracasse en plein de morceaux. C’est à nous de retrouver les pièces disséminées. Le jeu avec son ambiance loufoque commence bien. Il faut éviter toutes sortes de pièges impensables comme des mères de famille qui tentent de vous écraser avec leur caddie ou encore des scientiiques hilares qui vous poursuivent avec des seringues. « Mais dans quoi suis-je tombé ? » Cependant, au bout d’un quart d’heure, mon émerveillement de départ se dissipe. Comme dans mes souvenirs, ce jeu est drôle et déjanté. Mais comment aurais-je oublié la lenteur des personnages ou encore le déplacement haché de la caméra ? Ou est-ce un choc entre les normes du présent et du passé ? Peu de gens aujourd’hui pourraient rester patients devant une page du web qui ne s’afiche pas instantanément. Encore moins devant un ilm à l’image brouillée. Le passé vidéoludique a bien ses soleils et ses lunes. D’ailleurs, il serait peut-être temps de tirer les rideaux. L’obsession devenue une collection Quelques jours se sont écoulés depuis cette soirée rétrogaming. Je me rends chez mon ami Jonathan qui est à ma grande surprise un acharné du rétrogaming. Jouer ne le contente plus. À présent, il collectionne. « Un regret dans ma vie ? Le fait d’avoir revendu tous mes jeux vidéos ! » Comme moi, Jonathan s’est longtemps mordu les doigts depuis le jour où il a décidé de se débarrasser de ses vieux jeux qui encombraient sa chambre. Sauf qu’en trois ans, il a racheté sa conscience — voire plus que ça — en récupérant des jeux vidéo et des consoles de toutes sortes. Jonathan ne jure à présent que par le support d’origine. Son obsession, j’en témoigne en entrant dans sa chambre. Je me retrouve en face du rêve de tous ceux qui étaient un jour ou l’autre obsédés par cet univers. Des piles de consoles, manettes , cartouches, accessoires, disquettes et cassettes débordent de partout. Une véritable montagne vidéoludique ! De la version domestique de Pong (le premier jeu vidéo à obtenir un succès populaire) sortie en 1973 à la Xbox 360 de 2005, en passant par la Philips CDI (oui, ça existe !) de 1992, la soif de Jonathan pour les consoles d’hier n’a pas de limites. Il estime avoir plus de 600 jeux vidéo sur une trentaine de consoles. Que l’on soit amateur ou non, n’importe qui serait ébloui devant ce petit musée privé. Level-Up : passer de glouton à gourmet Évidemment, je pourrais passer des heures dans cette chambre à tout essayer. Mais collectionner ? Je ne pense pas. Je partage avec mon ami une pareille nostalgie, mais nous n’avons pas le même sens de l’appétit. Jonathan admet lui-même qu’il n’a pas le temps pour s’affairer à toutes ces friandises amassées jusqu’ à maintenant. Ah, le temps. Une chose si précieuse que même une collection, aussi vaste soit-elle, ne pourrait rendre. Une chose que, au inal, le rétro- À CR E US E R Le rétrogaming: À la découverte de la montagne vidéoludique 68 gamer ne saura jamais attraper dans son ilet. Jouer à ces jeux vidéo me rappelle mon enfance. L’expérience vécue par contre ne sera plus du tout pareille. Cela dit, la nostalgie ne me plombe plus l’esprit comme avant. Mes aventures dans le rétrogaming ont été remplies de retrouvailles émouvantes. Mais aussi de découvertes insoupçonnées et incroyables. Je ne suis plus le jeune joueur de jadis qui aurait pu se goinfrer de jeux vidéo à ses heures perdues. Cette époque est révolue. De nouvelles portes s’ouvrent à moi. De glouton à gourmet, j’aimerais goûter au monde vidéoludique en parcelles et non en grandes bouchées. Prendre le temps de déguster et de savourer lorsque l’envie me prend. Et qui sait, peut-être qu’un jour j’apprécierai le jeu vidéo d’aujourd’hui. Il y aura toujours une raison d’être nostalgique. À lire Pix’n Love Cette maison d’édition française, créée en 2007, se consacre à part entière au rétrogaming. Elle publie également un mook bimestriel du même titre qui traite en long et en large des jeux vidéo qui ont marqué leur temps. À travers le reportage, les interviews, l’immersion, l’ambition de Pix’n Love est de retracer au moindre pixel l’histoire du jeu vidéo. À parcourir Évènements rétrogaming L’asbl Retroludix regroupe un ensemble de passionnés des vieux jeux vidéo qui désirent mettre à proit du grand public tout leur matériel et leurs connaissances. Depuis 2011, ils sont invités à divers évènements un peu partout en Wallonie et à Bruxelles. La dernière en date a eu lieu à Tour et Taxis en février. Gardez un œil sur leur agenda ! www.retroludix.be À jouer Le jeu rétro made in 2000 Minecraft est le success-story de ces dernières années. Rien qu’en 2012, 15 millions exemplaires du jeu ont été vendus dans le monde. Conçu en 2009 par Markus « Notch » Persson, Minecraft s’inspire des graphismes rudimentaires des premiers jeux sortis en 3D. Sur des cartes quatre fois plus grandes que la Terre, le joueur peut manipuler à sa guise un monde formé entièrement de cubes. Le jeu est disponible sur PC, Mac, iOS, Android, et Xbox 360. À visionner Le Joueur du Grenier, JDG en plus court, est une série de vidéos disponible sur le web impliquant Frédéric Molas (alias le Joueur du Grenier) et le caméraman Sébastien Rassiat. L’accent est surtout mis sur l’humour et la nostalgie. JDG teste les pires jeux vidéo qui ont hanté son enfance. Une belle manifestation du joueur rageur qui pleure sa frustration. En le regardant, on ne peut qu’avoir de la compassion. http:// www.joueurdugrenier.fr N° 1 / Printemps 2013 LES FEMMES DU QUATRIÈME ÉTAGE 71 Les femmes du quatrième étage COYOTES Le Salon des femmes, ouvert en juin dernier, afiche déjà complet pour les deux mois à venir. Avec une coiffeuse et une assistante sociale comme seules employées, le salon accueille des femmes défavorisées ou vivant dans des situations précaires. Le concept est simple. Une fois par mois, les clientes bénéicient pendant deux heures d’un rendez-vous avec une coiffeuse et une assistante sociale. Le tout pour cinq euros. Récit d’Alexandra Le Seigneur Photographies de Laura Nethercott A Renaissance : « Si le moral n’est pas là, le physique ne suit pas ». C’est ce que j’ai entendu dire dans un salon de coiffure. Et si on faisait en sorte de donner autant d’importance au physique qu’au moral ? De combiner les deux ? Une façon de faire renaître l’estime de soi. u quatrième étage d’un vieil immeuble de la rue Malibran, dans le quartier de Flagey à Bruxelles, nous attend un petit coin de paradis. Un paradis blanc. Dans une grande pièce au parquet lacté, deux sièges de coiffure font face à deux grands miroirs installés à la verticale sur des tables basses blanches. Contre le mur opposé, une commode laisse apparaître à travers ses vitres transparentes toute une collection de vernis, fards à paupières, blush et fonds de teint. Mounia arrive la première au salon, comme presque tous les jours. En attendant sa première cliente de neuf heures, elle se prépare un café dans l’arrière-pièce, à la fois cuisine et salle des shampoings. Vêtue de son tablier de travail, elle revoit le programme de la journée dans l’agenda du salon. Mounia est coiffeuse : « J’ai suivi une formation de trois mois dans une ASBL, puis je me suis mise à chercher du travail pendant un an. Un an de galère. Avant de trouver enin une annonce pour le Salon de femmes. Finalement ça paye la motivation. » Parce que Mounia cherchait à travailler dans un salon qui alliait la coiffure et le social, les recherches n’ont pas été fructueuses dans l’immédiat. Forcément, le Salon des femmes est la première initiative du genre en Belgique. « C’est pour ça qu’on existe, nous » Installé depuis le mois de juin, le salon compte bien exister encore longtemps. Aussi longtemps que possible, pour accueillir des femmes en dificulté. Des femmes au chômage, vivant dans des situations précaires ou victimes de violences conjugales. Elles sont accueillies et encadrées pour des « séances de remise en beauté » et de soutien ain de les réinsérer socialement et professionnellement. Ces séances coûtent cinq euros auxquels peuvent être rajoutés trois euros pour une manucure et trois euros pour une pose maquillage. N° 1 / Printemps 2013 Les femmes du quatrième étage 72 COYOTES Le rez-de-chaussée de l’immeuble est occupé par la Confédération des Syndicats Chrétiens, un bureau de chômage comme on l’appelle. Ici sont constitués les dossiers et iches de paiement. À l’entrée du bâtiment règnent l’impatience, la tension et le bruit. Un bruit qui s’amenuise néanmoins à force d’escalader les marches de l’immeuble. Après leur rendez-vous au bureau de chômage, certaines curieuses passent la tête par la porte du salon. La communication entre le rez-dechaussée et le quatrième étage reste cependant presque inexistante et les « curieuses » ne sont encore que trop peu. Au tour de la première cliente de la journée de passer la porte du salon. Mounia la débarrasse de sa doudoune, de son bonnet, de ses gants - un mois de janvier ordinaire à Bruxelles - et la fait asseoir sur un des fauteuils de coiffure. Catherina vient au Salon des femmes pour la toute première fois. « C’est aussi beau qu’un salon de l’avenue Louise ici ! » Installée devant le grand miroir, la cliente parle à Mounia avec de grands gestes. La coiffeuse récapitule : une coupe courte avec une petite frange et une couleur. Mounia, après avoir préparé la mixture colorante, applique le produit à l’aide d’un pinceau, mèche par mèche. Une préparation violette couvre uniformément les cheveux de Catherina. La première étape terminée, Mounia doit laisser reposer le produit. La cliente se retrouve seule dans la grande pièce du salon immaculée de blanc. Elle proite de ce moment de répit et ferme les yeux. Catherina est au chômage depuis un an : « Un an de cata, c’est ingérable. » Mais elle a décidé de ne pas se laisser abattre et de prendre soin d’elle aujourd’hui. « Avant je ne faisais pas attention à mon physique. J’ai compris qu’il fallait malheureusement correspondre aux clichés de la société. Les prix sont bons ici, il y a un vrai niveau professionnel, c’est le plus chic du chic ! » Encore quelques minutes pour que la coloration agisse. La tête penchée en arrière au-dessus du bac à shampoing, Catherina se conie à Mounia. « Quand on est au chômage, on se sent isolé. On ne sort plus et forcément on ne pense pas à son image. Moi, je sors doucement de l’hibernation, je me remets en mouvement. » Tout comme ses mains qui ne cessent de s’agiter. « Il y a trois semaines, j’étais tellement mal que je me suis dit que trouver un travail allait relever de l’impossible. Si le moral n’est pas là, le physique ne suit pas. » Mounia tente de la réconforter tout en lui rinçant les cheveux. « C’est pour ça qu’on existe nous. » Des projets plein la tête Le salon commence à se remplir dowucement. Vers dix heures, Émilie, une stagiaire, entre dans le salon, suivie par Camille, l’assistante sociale, les joues déjà rouges après les quatre étages de grimpe. Depuis le temps, elle aurait dû s’habituer à cette escalade quotidienne. Le temps n’y fait rien, Camille est enceinte de sept mois. Déjà maman d’un petit garçon, elle est à l’origine du Salon des femmes. Camille rêvait d’un centre qui mêle la coiffure au social. Avant d’être à la tête du salon, elle travaillait dans un CPAS (centre public d’action sociale). Un centre qui proposait dans ses locaux un salon de coiffure, aujourd’hui fermé, destiné aux bénéiciaires du centre. Il y a deux ans, l’idée commence à germer dans la tête de Camille. Elle et sa mère, Anouk, imaginent ce à quoi pourrait ressembler un tel espace, moitié salon de coiffure, moitié centre social. Camille se renseigne et découvre qu’il existe un salon social à Paris. Le salon « Joséphine », fondé en 2006, prend en charge les femmes les plus démunies pour les aider à se réconcilier avec leur image . « Quand j’ai parlé de ça à Maman, elle a tout de suite été emballée et ne cessait de répéter: “Il faut qu’il y en ait un à Bruxelles !” » La « maman » de Camille, rédactrice en chef du mensuel « Femmes d’aujourd’hui» veut s’investir dans le projet et décide de faire du magazine, le soutien numéro un du salon. En septembre 2011, mère et ille se lancent dans le projet. Neuf mois plus tard, le salon ouvre enin ses portes. Poussées par Joëlle Milquet, ministre de l’Égalité des chances et Laurette Onkelinkx, ministre de la Santé publique. L’ouverture du salon a commencé sur les chapeaux de roue, mais Camille n’est pas tranquille. « On a une durée de vie d’un an, si on veut continuer dans la même voie on aura besoin de plus de dons et de subsides. » Pour mener à bien son projet, Camille a fait appel à une grande marque de cosmétiques qui lui fait don des produits. Le mobilier a été entièrement donné par un distributeur suédois et pour les travaux et la peinture, encore et toujours des dons. « Ce sont les salaires qui reviennent le plus cher en fait », constate Camille. Son congé maternité est prévu pour début mars et Camille a déjà des projets plein la tête pour le salon. Un dressing prend forme un étage au-dessous où quelques tailleurs et pantalons pendent déjà sur des cintres. « On va les prêter pour de grandes occasions. Pour un entretien d’embauche, après être passées en coiffure, les clientes pourront par exemple venir emprunter des vêtements. » Les dons manquent pour le moment et le dressing semble bien vide. « D’ici peu, on va signer un accord avec un magasin belge. On veut valoriser nos clientes », explique Camille. Avant/Après Quand Camille s’absente, c’est Émilie, en formation pour devenir assistante sociale, qui prend le relais. Grâce au salon, cette étudiante peut combiner ses deux centres d’intérêt : l’esthétique et le social. Retour au salon principal avec Mounia et Catherina. Le bruit du sèche-cheveux recouvre leurs paroles. En attendant, Émilie s’installe dans le grand canapé blanc. Elle tente de se faire entendre : « Je m’occupe de vous après ? » « Oui, oui », répond Catherina, un peu hésitante. La cliente se lève, sa nouvelle frange lui recouvre un peu les yeux. Émilie la guide vers la table de manucure et de maquillage. Elle a décidé de ne pas se laisser abattre et de prendre soin d’elle aujourd’hui N° 1 / Printemps 2013 Mais d’abord, petite séance photo pour un « Avant/Après ». Camille explique à Catherina ses méthodes de maquillage pour qu’elle puisse les reproduire à la maison. « Maintenant, je vais faire des tests sur votre mâchoire pour le fond de teint. Ça, c’est une poudre ixante, je vais ensuite appliquer le blush. En fait, il ne faut pas l’appliquer trop près du nez sinon ça creuse. Là, j’estompe avec le grand pinceau. » Catherina répète les paroles d’Émilie pour ne pas en perdre une miette. Curieuse, la cliente lui demande : « C’est original d’être à la fois assistante sociale et experte en maquillage non ? » Émilie, le sourire aux lèvres, lui répond : « L’estime de soi passe vraiment par le corps, j’ai toujours voulu trouver un endroit qui mêlait les deux. J’ai entendu parler de ce salon à la télé et j’ai été tellement passionnée par le projet que j’ai fait du forcing. » Émilie prend la photo après la pose du maquillage et la montre à Catherina qui ne voit pas vraiment de différence. Émilie rougit et tente de se défendre. Catherina init alors pas céder. « Si c’est très bien, c’est chic, ça fait naturel.» Émilie accompagne Catherina dans le bureau pour constituer son dossier. Cette pièce exiguë est aussi lumineuse que le reste de l’appartement. Tout y est blanc, excepté les classeurs roses rangés dans un long meuble ivoire. À l’intérieur y sont ordonnés les dossiers des clientes par ordre alphabétique. Chacune a des attentes différentes. Certaines se font conseiller pour des entretiens d’embauche ou des réorientations, quand d’autres demandent de l’aide pour constituer un CV ou une lettre de motivation. Quelques clientes proitent également de leur rendezvous pour bénéicier d’un simple soutien psychologique. Camille compte bien élargir les services apportés aux clientes. Un ordinateur installé dans la salle des shampoings va permettre à celles qui le souhaitent de se familiariser avec l’informatique. Cet atelier néces- site encore quelques mises au point. « Pour le moment, on a quelques soucis avec le matériel », s’excuse Camille. Après son entretien, Catherina décide de passer à la mission locale. « Je me sens motivée là », assure-t-elle. Elle croise une jeune cliente sur le palier de la porte. La couleur de ses longs cheveux tire vers le jaune paille. Mounia apparaît dans l’entrée : « Qu’est ce que vous avez fait à vos cheveux ? Je vous ai dit de ne pas chipoter avec la décoloration ! » La cliente s’assoie, insensible aux commentaires de Mounia qui repart dans l’arrière pièce, les joues rougies par la chaleur et une pointe de colère. « Elle se fout de nous celle-là ! C’est pas la première fois qu’elle me fait ce coup-là ! » Camille écoute Mounia d’une oreille tout en préparant son déjeuner. La coiffeuse sort les produits colorants d’un grand placard blanc. « On va devoir utiliser au moins deux tubes de colo ! » Pour en ajouter à l’animosité de Mounia, deux autres clientes passent la porte du salon en même temps. Les deux femmes sont en retard. L’une d’elles est une habituée, ce qui sufit à redonner le sourire à Mounia. Toutes les deux papotent dans l’entrée, pendant que la jeune cliente aux cheveux jaunes attend sur son siège de coiffure, le temps que ses mèches changent de couleur. Malika et Kaoutar patientent toutes les deux, encore trempées par l’averse, dans le canapé aux coussins rembourrés. Malika vient une fois par mois au salon depuis son ouverture en juin. Elle espère que ce sera son dernier passage en tant que chômeuse. « Je commence à travailler demain. Je vais voir mes nouveaux collègues tout à l’heure, donc je passe ici avant pour me faire belle. » Quand Malika prenait un rendez-vous au salon, elle s’arrangeait pour venir juste avant un entretien d’embauche. Ce rituel lui a permis d’arriver « présentable » à un entretien, mais surtout de se sentir plus coniante. « Quand je sors d’ici avec une belle coiffure, je me sens mieux. Le chômage et la précarité augmentent, c’est important de se faire belle. Ça fait une différence quand on s’occupe de nous. » Ce qu’elle attend en repartant du salon, c’est « ressentir un minimum de beauté, de bienêtre », pour faire face à la déprime occasionnée par la crise. La pluie tape sur le velux du salon, mais l’heure n’est pas à la déprime. Pas le temps d’y penser de toute façon, la journée est loin d’être terminée. Certaines clientes arrivent au salon par hasard. D’autres prennent un jour de congé, une « journée de plaisir » comme elles disent. L’objectif de Camille et Mounia reste le même malgré les journées chargées et fatigantes : que les clientes repartent regonlées. Pour Émilie, « toutes les femmes méritent d’avoir une parenthèse, de soufler.» Un soufle, une bulle d’air, qui lottent au dernier étage d’un vieil immeuble de la rue Malibran. 75 Les femmes du quatrième étage COYOTES Salon « Joséphine » et autres projets Camille rêvait d’un centre qui mêle la coiffure au social L’initiative a été lancée en 2006 à Paris par Lucia Iraci dans le but de redonner coniance aux femmes et de les réintégrer dans la société. Les prix y sont encore plus bas qu’au salon des femmes avec la coiffure à 3 euros et la manucure à 1 euro. L’équipe compte en tout 50 bénévoles et trois salariées : une assistante sociale, une coiffeuse et une socio-esthéticienne. Un salon « Joséphine » s’est également ouvert à Tours, en septembre 2012. Une autre initiative a été créée en 2005 à Marseille. L’association « Hygia socio-esthétique » intervient dans le domaine social, médical et carcéral. L’association sensibilise aux questions de santé et de droits. Pour les élections 2012, en montrant sa carte d’électeur validée, les clientes pouvaient recevoir leurs soins pour un euro. Sources : Joséphine.fr, toutpourlesfemmes.com, asso-hygia.org À voir « Caramel » (2007), de Nadine Labaki A Beyrouth, cinq femmes se croisent régulièrement dans un institut de beauté. Dans leur monde coloré, plusieurs générations se rencontrent, se parlent et se conient. Au salon, les hommes, le sexe et la maternité sont au coeur de leurs conversations. À CR E US E R N° 1 / Printemps 2013 L’ ALCOOL : TE M PORAI R E ENNEMI ÉTERNEL AMI 77 L’alcool: Ami temporaire ennemi éternel COYOTES Nina, Nathalie et Raymond viennent d’horizons différents et n’ont a priori rien en commun. Ils ne se connaissaient pas et pourtant, le jour où ils se sont retrouvés dans le fumoir du service psychiatrie de l’hôpital de Mouscron, ils ont su qu’ils partageaient plus qu’ils ne pensaient : l’alcoolisme. Pour eux, l’alcool n’a rien de joyeux ni de festif, c’est leur enfer sur terre. À l’hôpital, ils tentent de s’acquitter de cette peine capitale, mais le chemin est long. Renaissance : Dans son roman «Anna», Louis Gauthier disait : «L’alcool est l’aspirine de l’âme». Un remède que l’on trouve à un moment donné sur notre chemin pour faire taire nos souffrances et qui init par devenir luimême un problème... Et parce que «plus d’hommes se sont noyés dans l’alcool que dans la mer» (W.C. Fields), j’ai choisi de rencontrer ces personnes, celles qu’on appelle durement «alcooliques» et pour qui l’abstinence est une vie nouvelle. Récit et photographie de Cassandre Burnier L ’ascenseur de l’hôpital me mène au quatrième étage, celui de la psychiatrie. Porte close, je dois signaler aux inirmières ma présence. Ce n’est pas l’heure des visites, tout accès aux personnes étrangères au service est donc interdit. Les portes s’ouvrent, je traverse le couloir. Coloré et lumineux, nous sommes dans le nouveau bâtiment du centre hospitalier. Dans la foulée, je croise une ile de gens amassés devant le bureau des inirmières. C’est l’heure des médicaments. J’apprendrai plus tard que pour éviter les effets néfastes, voire dévastateurs, de l’arrêt soudain de l’alcool, un traitement adapté au patient et à sa consommation est capital. Pas de tremblements, ni de palpitations, de sueurs et encore moins de « delirium tremens » ou de crises d’épilepsie, ici l’alcool ne fait pas la loi. D’emblée, je remarque un homme, grand maigre, les yeux bleus. Fatigué. C’est Raymond. Mais ce n’est pas lui que je suis venue rencontrer aujourd’hui. Celle avec qui j’ai rendez-vous s’appelle Nina de Tournai. Petite blonde, dynamique, la cinquantaine. Elle ne cache à personne l’identité de son bourreau : l’alcoolisme. Alors que beaucoup prétextent une dépression ou une autre addiction pour justiier leur présence à cet étage, Nina ose le dire à voix haute : « Je suis alcoolique ». Trois mots qui, une fois prononcés, vous cataloguent, vous relèguent au rang de débauchés aux yeux de la société. « De la volonté, pardi », diront les plus ignares. « Ma ille aussi me disait : “Bois du coca maman !“ Mais si c’était aussi facile, les hôpitaux ne seraient pas aussi remplis et les accidents de la route pas aussi nombreux », rétorquetelle sans vergogne. Une réalité que sa ille, Caroline, n’a jamais voulu voir. Quand Nina entendait sa voiture dans l’allée, elle vidait la bouteille qu’elle avait entamée, la cachait et avalait une boisson mentholée pour masquer l’odeur. Sa ille entrait. - « Maman, tu as bu ? », demandait-elle sans détour. - « Mais non. Sens, je n’ai pas bu », lui répondait Nina en souflant dans sa direction. - « Tu as vu ton visage, tes yeux ?! Cela se voit que tu as bu. Tu me fais pitié. Au revoir », claquant la porte sans un regard en arrière. N° 1 / Printemps 2013 L’alcool: Ami temporaire ennemi éternel 78 COYOTES Un jour, Caroline a fermé la porte et ne l’a plus jamais ouverte. Sa voiture ne s’est plus garée dans l’allée et les deux femmes ne se sont plus jamais parlé. Nina garde ce goût amer d’une dispute inachevée. Et le souvenir des derniers mots de sa ille : « Je serai heureuse le jour où tu seras morte. » Et ça, même sous l’inluence de l’alcool, on ne l’oublie pas. Avec Dominique, sa ille cadette, c’est différent. Dominique était un garçon quand elle est née. Elle s’est fait opérer à l’âge de 17 ans et est devenue ce qu’elle avait toujours été à l’intérieur : une ille. Pour Nina, ce fut une épreuve. Cette jeune maman qui, à la maternité, arborait ièrement le ils qu’elle avait toujours rêvé d’avoir. Il a fallu comprendre et accepter. « On m’a expliqué que le transformisme se passait dès la naissance, dans l’hypothalamus, explique Nina. Et puis, je préférais avoir une ille heureuse qu’un ils au cimetière. » Cette épreuve, elles l’ont vécue ensemble et cela les a rapprochées. Et ce qui les rapproche aujourd’hui, et les séparera peutêtre demain, ce sont leurs addictions. Dominique est dépendante au cannabis depuis son divorce, il y a cinq ans. Chacune tente d’en inir avec son assuétude, mais les problèmes de l’une pèsent parfois bien lourd sur les épaules de l’autre. Alors, aujourd’hui, Nina a décidé de se soigner pour elle, d’abord. Elle a déjà six années d’abstinence au compteur. Sa première cure, elle l’a faite en 2006. « J’ai fait d’autres passages à l’hôpital avant, mais je ne les considère pas comme des cures. C’était pour moi de simples nettoyages de l’intérieur, une façon de me puriier avant de reprendre un verre. Je ne travaillais pas le psychisme. » Après cette cure, elle a tenu bon six ans. « Six années de bonheur » comme elle les décrit. Sa rechute, elle en parlera plus tard. Il est maintenant temps de rejoindre Nathalie de Mouscron. Cette jeune femme qui vient d’arriver semble perdue. Elle me reçoit dans sa chambre et demande pour pouvoir rester al- longée. « Les médicaments m’abattent complètement », précise-t-elle, comme pour se justiier d’être là. La différence avec Nina est lagrante : alors que cette dernière mettait des mots sur ses maux et avait de suite accepté de répondre à mes questions, Nathalie, elle, hésite. Elle tremble de tout son long et semble si faible. L’impression qu’elle peut faillir à tout instant me déstabilise. Et pourtant on m’avait prévenue : la phase de sevrage reste une étape extrêmement dificile à franchir pour le patient alcoolique. Les médicaments doivent être plus forts que le “craving“, cette envie irrépressible de boire. « Je suis venue de moi-même me faire hospitaliser, car il n’y a que comme cela que je peux m’en sortir. Chez moi, je suis toujours tentée », explique-t-elle. Quand je lui demande à quel moment l’alcool est devenu un problème, elle répond vaguement : quelques mois peut-être. Elle m’avouera par la suite qu’elle avait déjà fait une cure pour alcoolisme il y a douze ans. Nathalie est rongée par la honte. Alcoolique, elle n’osait plus sortir de chez elle et cachait sa voiture pour qu’on « lui foute la paix ». Elle aussi buvait pour faire taire ses souffrances. Elle s’est mariée à 23 ans, elle rêvait d’une maison plain-pied, d’une famille avec deux enfants et un chien. Trois années plus tard, son mari la trompe et part avec une autre. Ses rêves s’effondrent, elle découvre la vie d’une famille monoparentale. La solitude la ronge, le sommeil l’angoisse. « J’ai toujours eu des problèmes pour m’endormir. Alors quand j’ai découvert qu’un médicament + une bière = l’arrivée imminente de Morphée, cela n’a pas traîné », avoue-t-elle. Jusqu’au jour où l’effet de l’alcool n’est plus sufisant et où l’on se réveille à une heure du matin, tremblant, en sueur. L’heure de la bibine a sonné. « Je m’endormais tellement souvent avec ma canette de bière en main que quand je suis arrivée ici, le soir j’avais encore l’impression de l’avoir dans les mains. » Tout cela, elle le raconte à demimot. L’entretien se termine, elle est épuisée. Je lui propose un autre « Je n’osais plus sortir de chez moi » rendezvous, elle promet d’y réléchir. On peut boire mais pas devenir alcoolique Je quitte l’hôpital avec un premier aperçu de ce “léau social“, accepté et en même temps décrié par la société. « Les jeunes boivent et ça n’a pas l’air de choquer, mais une fois qu’on est alcoolique, là cela dérange. On est dans la honte. Et après, dire qu’on est “alcoolique abstinent“ est quasiment choquant », explique le docteur Valérie Algrain, psychiatre au CHM. Le CHM est un hôpital général, la psychiatrie y traite donc de tout type de troubles (hormis les toxicomanes qui demandent un contrôle accru). Même si un patient sur trois dans le service vient pour un problème lié à l’alcool (comme l’anxiété, la dépression ou un trouble de la personnalité), on peut y croiser patients souffrant de dificultés d’adaptation sociale, de troubles psychotiques, ou encore de dépendance aux médicaments. Dans le fumoir et lors des activités de groupe, personne donc ne connaît la souffrance de l’autre. Libre à eux d’en parler ou non. Celui qui ne parle à personne et reste dans son coin, c’est Raymond de Warneton. Je le rencontre un dimanche. Alors qu’il fait beau dehors, il ne sort pas. Il a une fois tenté une escapade au centreville et s’est retrouvé au beau milieu des cafés et des gens attablés aux terrasses. « J’en ai pleuré tellement c’était dificile de ne pas boire moi aussi », se souvient-il. Hospitalisé pour une période indéterminée, il arpente les couloirs. Le regard perdu, il pense à sa iancée, Christine, qu’il a perdue alors qu’ils allaient se marier. Elle avait 26 ans et du diabète. Elle est tombée dans le coma et n’en est jamais sortie. Raymond est retourné, seul, dans leur appartement où ils ont partagé tant de choses. Dix ans d’amour. La semaine qui suit l’enterrement, il ne se présente pas à son travail, son patron lui donne son C4. Et c’est le début de la descente aux enfers. « Tout s’est effondré », se souvient-il. Plus de travail, plus de logement, il se retrouve à la rue. Il s’abrite la nuit dans les campagnes, mais la peur de se faire agresser le guette. Il ne dort jamais vraiment. Malgré tout, il se bat pour retrouver un travail. Menuisier, comme son père. Il demande l’aide du CPAS et trouve un logement. Mais la vie sans Christine, c’est dur. Il se jette dans le canal de Charleroi, en plein mois de décembre, il ne sait pas nager. Un homme le sauve. Il plonge alors dans l’alcool. Bras cassés, fracture du crâne, il boit jusqu’à tomber. Il se réveille plusieurs fois à l’hôpital, sans se souvenir pourquoi ni comment il n’est arrivé là. « Dans la rue, il y a toujours des gens pour vous trouver allongé par terre et appeler l’ambulance. Le lendemain, on ne se souvient de rien, c’est le trou noir. » Raymond ira même jusqu’à sauter d’un mur de deux mètres de haut pour épater la galerie. « On pense qu’on est invincible quand on a bu. Et après, on se réveille et on constate les dégâts. » Les deux opérations chirurgicales qui s’ensuivirent le feront réléchir, mais il n’arrivera pas à arrêter. L’alcool est surpuissant. Seul son coma éthylique durant lequel il agressera inirmiers et médecins lui fera dire que le whisky, ce n’est pas pour lui. Et puis, la bière c’est moins cher. Un parcours qu’il retrace en détail, sans un tremblement de voix, ni une larme. Son passé, il semble s’y être fait. La semaine suivante, Nina est là : toujours souriante et pleine d’énergie, elle a pourtant changé quelque chose. « Je suis « J’en ai pleuré tellement c’était dificile de ne pas boire moi aussi » « Juste un verre et puis tu arrêtes » N° 1 / Printemps 2013 allée chez le coiffeur, m’informe-t-elle. Oui, j’ai décidé de prendre soin de moi. Parce que si j’ai rechuté en septembre, c’est bien parce que j’ai laissé mon abstinence de côté. » Entre le déni d’alcoolisme de son mari et la dépendance au cannabis de sa ille, Nina s’est laissée envahir par les émotions et le petit diable a refait surface : « Prends un petit verre, ça te fera du bien. Juste un et puis tu arrêtes », lui souflait-il dans l’oreille tous les jours. Nina a ini par céder au caprice de ce petit bonhomme toujours assis sur son épaule. « Avec l’alcool, on prend tous ses problèmes, on les met dans un tiroir et on le ferme. » Le problème, c’est que dès le lendemain, le tiroir s’ouvre et qu’il faut boire toujours plus pour pouvoir le tenir fermé. Faire oublier, c’est le grand pouvoir de l’alcool. Rendre instantanément fort, joyeux et sûr de soi, il peut le faire aussi. Mais après, il faut gérer la descente... les vomissements, les bleus, la honte, le mensonge, l’amnésie et par-dessus tout : l’addiction, qui s’installe sans qu’on le lui ait demandé. « À 9 heures du matin, j’avais déjà envie de boire. Je me suis dit : “Qu’est-ce que je vais faire avec ça ?“ Je n’avais plus qu’à me suicider, dans l’état où j’étais. Mais j’aime la vie malgré tout. » Un jour, elle a bu sa dernière goutte. Du Ricard parbleu ! Un alcool qu’elle détestait... Elle a appelé l’ambulance. « Ils ne voulaient pas venir tout de suite, j’ai menacé de changer de mutuelle. Vous savez comment on peut être quand on a bu... Ils sont inalement venus me chercher et 30 minutes plus tard j’entrais en cure. » zéro et je repars“, précise le Dr Algrain. Dans tous les cas, aucun de nous n’est égal devant l’alcool. D’ailleurs, le traitement au CHM, « c’est du surmesure », comme l’explique le Dr Diedrik De Mulder, psychiatre. « L’alcool a une origine multifactorielle. Il y a des facteurs génétiques et biologiques qui rendent certaines personnes plus vulnérables que d’autres (comme le montrent les études comparatives entre les vrais et les faux jumeaux). Ce n’est pas juste une question de volonté. Le contexte social, les facteurs psychologiques et certains mécanismes d’apprentissages jouent également un rôle. » Donc, par exemple, si les parents avaient l’habitude de prendre un verre quand ils n’allaient pas bien, l’enfant a intégré ce schéma d’action et cela constituera un facteur de risque dans le développement de l’alcoolisme. C’est le cas de Nathalie qui dès son plus jeune âge a pris connaissance de ce processus de gestion des émotions. « Mes parents étaient alcooliques, mon père est décédé d’un cancer et ma mère d’une cirrhose. Ce n’était pas l’alcoolisme “cool“, mais l’alcoolisme violent. Ils se livraient à des batailles, c’était souvent la guerre. Mon frère, ma soeur et moi montions dans nos chambres en attendant que cela se passe. Jamais nous n’en parlions entre nous, c’était comme tabou. » Mais un jour, son frère lui a fait la remarque : « Tu te rends compte que tu as vu les parents se mettre dans des états pareils et toi tu fais la même chose ! » Même si elle avait détesté ces moments-là, Nathalie avait reproduit les mêmes habitudes. Seule. Elle se terrait dans sa maison à la recherche de l’ivresse. L’alcool pouvait remplacer un homme, il pouvait aussi combler le vide créé par l’absence de ses enfants une semaine sur deux. Rapidement, il est devenu dificile de cacher ce démon qui la hantait. Son visage, devenu boufi et rosé, trahissait ses bonnes intentions. Ses tremblements au travail lui faisaient prendre conscience de la nécessité d’arrêter. Mais elle « Ce n’est pas juste une question de volonté » Le «magic moment» tant attendu... Ce déclic, tout le monde ne l’a pas. Ou certains l’ont et puis l’oublient. Ce “magic moment“, comme on l’appelle, reste néanmoins utile. « Nous avons tous des éclairs d’intuition. Je pense que cela aide. C’est un peu comme si on se donnait un nouveau départ, on se dit “je remets les compteurs à se disait : « Dans l’état où je suis, je m’en fous de ce qui peut arriver. » Aujourd’hui, elle ne s’en moque plus du tout et s’inquiète pour sa santé. Ses résultats de prise de sang sont arrivés : elle a une lésion au foie. Elle s’en veut d’avoir fait vivre tout cela à son corps, mais surtout à ses enfants. La culpabilité la tourmente, elle veut redevenir « la Nathalie qu’elle était avant » : souriante et boute-entrain. Jolie aussi, car cette grande blonde aux yeux bruns a tout pour plaire. A ce jour, la Nathalie que j’ai devant moi est encore très fragile, a beaucoup de mal à parler de sa maladie et se renferme : « aucune activité pour le moment, cela ne m’intéresse pas, je préfère rester dans ma chambre. » Lors des deux premières semaines de cure, c’est la réaction de nombreux patients. Le célèbre Valium y est pour quelque chose. Raymond n’a aujourd’hui personne à qui parler. Il lutte seul contre l’alcoolisme. Il aimerait aussi en boire une, mais il ne peut pas. Son pancréas en a décidé ainsi : « Tu arrêtes ou je lâche. » Alors, il descend à la cafétéria de l’hôpital et prend un cacao chaud. « Quand la dame me voit arriver, elle met chauffer la machine, elle me connait maintenant », observe-t-il. À l’hôpital, il retrouve aussi le goût de la nourriture. Il ne s’alimentait plus. Son argent de poche lui servait uniquement à acheter ses bières. « Souvent, je devais faire venir le médecin, mais cela me coûtait la peau des fesses. » Il doit maintenant prendre des médicaments à vie. Mais il peut retrouver une vie normale. Il y compte bien d’ailleurs. Enin, 24 heures à la fois... Le pancréas, le premier touché Après m’avoir quittée, Raymond se rend aux activités. Il en pratique peu, mais apprécie particulièrement le mini-golf et le bowling. L’ergothérapie (ou thérapie créative) lui permet de pratiquer son activité favorite : le dessin. Tandis que les thérapies corporelles, comme la gymnastique douce et la relaxation, lui permettent de retrouver une harmonie avec son corps et de la sérénité. « Il faut démarrer par les bases avant de pouvoir faire des choses complexes. Nous savons que la réactivation, le fait de bouger, a un effet très bénéique sur les patients. Chaque forme de thérapie pratiquée au “Carrefour“ essaie, par des chemins divers, d’avoir un effet constructeur », afirme le Dr. De Mulder. Le Carrefour se situe également au quatrième étage, mais dificile d’y avoir accès, il est strictement réservé aux patients. C’est là qu’ils pratiquent leurs activités, de 9 h à 17 h tous les jours de la semaine, histoire de retrouver un rythme de vie. Les repas se prennent également à heures ixes et dans le réfectoire du quatrième. Cet étage a cela de particu- Nathalie retourne dans son lit pour se reposer. Dans la chambre d’à côté, Raymond s’agite. Il soufle chaque fois que j’arrive, comme si une pénible corvée l’attendait. J’apprendrai plus tard par l’équipe médicale qu’en fait, il attendait nos rendez-vous avec impatience. D’ailleurs, au fur et à mesure des entretiens, il se détend, raconte. Il se surprend même à rire. Et pourtant, son récit n’a rien de très joyeux. Ses allers-retours à l’hôpital l’ont empêché de garder un job assez longtemps. Quant à son logement, il a été déclaré insalubre, il a fallu quitter les lieux. À un moment donné de sa vie, il a pensé à demander de l’aide à sa famille. Mais les années d’alcoolisme et de violences de son père ont séparé ses onze frères et soeurs. Tous placés par le juge, ils n’ont pas grandi ensemble. « Mon père buvait beaucoup, de la bière, de la Gueuze et des alcools forts. Un peu de tout en fait. Je le voyais souvent bourré. Parfois, il tapait sur ma mère, j’intervenais comme je pouvais, mais j’avais huit ans », conie-t-il dificilement. 81 L’alcool: Ami temporaire ennemi éternel COYOTES Une multitude d’activités pour retrouver un rythme de vie « J’ai gagné les Jeux Olympiques » N° 1 / Printemps 2013 L’alcool: Ami temporaire ennemi éternel 82 COYOTES lier qu’il possède son propre fumoir, unique dans l’hôpital. C’est d’ailleurs à cet endroit que je retrouve souvent Nathalie. Quelques semaines se sont passées depuis le début de notre rencontre et elle est méconnaissable : grand sourire, elle arbore un visage afiné, les cernes dégonlés et le teint hâlé. Le traitement médicamenteux s’est allégé et elle n’est plus jamais dans sa chambre. À gauche, à droite, elle bavarde avec tout le monde et assiste à un maximum d’activités. Sa ille est passée la voir, son ils lui a téléphoné, elle est aux anges. Elle suit le même chemin que Nina : au début de la cure, groggy par les médicaments, on dort beaucoup ; ensuite, le traitement s’allège et on a l’impression d’être dans un bulle, sécurisée et sécurisante ; inalement, vient le moment où l’on a envie de mettre toute cette “théorie“ en pratique. Alors qu’on redoutait tant notre retour à la maison, on commence à y penser sereinement, à préparer sa sortie. Pour cela, il y a deux week-ends de test : le patient rentre dormir une nuit chez lui. C’est là qu’il doit commencer à trouver de nouvelles activités. Car « quand on boit, on passe beaucoup de temps à chercher l’alcool, voire à le cacher, à le boire et à décuver. On peut facilement récupérer jusqu’à 6 h par jour quand on retire l’alcool. Il faut donc trouver ce qui va remplacer l’alcool. Chacun est différent et doit trouver sa petite marotte », ajoute le Dr Algrain. Nathalie s’en va. Entre ses rendezvous chez le psychiatre, chez le psychologue, ses activités et ses visites, elle n’a plus beaucoup de temps. Dans le couloir qui me mène à la chambre de Nina, les inirmières me sourient. Elles aussi courent partout. La gentillesse estelle un critère d’embauche ? L’empathie certainement. Aucune critique, aucun jugement, les patients peuvent compter sur elles. Dans ce service, tout est dit : il n’y a pas de messes basses, le Dr Algrain prône la transparence. Même si le patient craque et boit un verre durant sa cure, alors que cela est interdit, une prise de sang est faite et l’équipe cherche à comprendre. Surtout qu’une rechute est davantage prévisible chez un patient qui n’assiste pas aux réunions des Alcooliques Anonymes (AA). Situées au rez-dechaussée de l’hôpital, à l’abri des regards indiscrets, ces réunions ont lieu presque tous les jours, généralement de 18h30 à 20h30. À la question peuton réussir sans les AA ? « C’est possible, mais rare, répondent en coeur les psychiatres. Ce mouvement fait un travail de suivi que l’on ne peut pas faire. Et c’est un peu comme la différence entre le conseil du médecin et celui du vieux baroudeur : le premier n’a pas votre vécu. Les thérapeutes ont beau dire, aux yeux du patient, ils ne sont pas alcooliques et n’ont pas vécu la même chose qu’eux. » Ces réunions sont aussi l’occasion de dédramatiser la maladie et d’acquérir une foule de bons rélexes. C’est là que Nina a entre autres appris à répondre à ceux qui voulaient la détourner du droit chemin en lui proposant “juste un verre“ : ‘Un verre, c’est de trop et dix ce ne sera plus assez’. Ce groupe lui a aussi permis de se rendre compte qu’elle n’était pas la seule à souffrir de cette maladie et que son récit n’avait rien de ridicule. À la veille de sa sortie de l’hôpital, elle comptabilisait 42 jours sans alcool. « J’ai gagné les Jeux olympiques là », soulignait-elle joyeusement. Sereine, sa valise est prête et sa tête pleine d’outils « prêts à l’emploi » pour dire non à l’alcoolisme. C’est le moment pour elle de dire au revoir à Nathalie et à Raymond qui, eux, aussi, sortiront dans quelques semaines. Et s’ils se disent « à bientôt », ce n’est pas pour se retrouver dans ces mêmes lieux sous haute sécurité, mais dans un ailleurs, authentique et paisible. «Un alcoolique, c’est quelqu’un que vous n’aimez pas et qui boit autant que vous» (Coluche) À CR E US E R À lire « Le dernier pour la route », de Hervé Chabalier, édité par Pocket en 2005. Ce journaliste raconte ses années d’alcoolisme et son parcours jusqu’à l’abstinence. « La tête hors de l’eau » de Dan Fante, édité par la 13e Note en novembre 2012. Véritable voyage dans les ins fonds de l’alcoolisme. « Le dernier verre » de Olivier Ameisen, édition Denoël, 2008. Ce cardiologue français, établi aux États-Unis, raconte ses longues années en enfer. « Arrêter l’alcool» de P. Grazziani et D. Eraldi, paru chez Odile Jacob en 2003. Côté numérique Une application (gratuite) “Stop- alcool" à découvrir sur : www.stop-alcool.ch Référence Les AA et leur site belge francophone, sur lequel vous trouverez toutes les infos. www.alcooliquesanonymes.be *Des prénoms d’emprunts ont été utilisés. N° 1 / Printemps 2013 Un secret dans le placard 86 COYOTES personne vers qui me tourner sauf cet homme que je connaissais à peine mais que j’aimais déjà. C’était en 1984, j’avais 28 ans. C’est là que ma vie a commencé, quand ma femme m’a quitté. Je suis sorti de ce piège dans lequel je m’étais enfermé, de cet espèce de formol. Je suis né à 28 ans. J’ai rencontré cet homme au bon moment. Si j’avais continué à sortir, à coucher à droite, à gauche, au moment où le sida commençait à se propager, j’aurais pu y rester. On a donc vécu ensemble pendant un an avec les enfants, jusqu’à ce que ma femme réapparaisse. Elle est revenue pour demander le divorce. Moi qui me sentais enin soulagé pour de bon, elle a empiré les choses en me prenant mes ils. A 29 ans, j’ai dû suivre une psychanalyse. C’est sûrement à ce moment là que j’ai découvert ma future profession. J’ai donc commencé à exercer la psychanalyse, sans diplôme. Je pouvais m’en passer mais j’avais encore énormément à me prouver. Dans la logique de ma nouvelle vie, j’ai repris mes études. J’ai repassé mon bac à 42 ans, et le lendemain, je m’inscrivais en psycho à l’université. J’étais jeune à nouveau et pour jouer le jeu à fond, j’ai décidé de me faire baptiser. Vous me voyez, moi, un homme de plus de 40 ans au milieu de tous ces jeunes bleus ? J’ai fait plein de rencontres, des jeunes que je vois toujours aujourd’hui. Mes enfants sont également réapparus dans ma vie, après tant d’années de culpabilité. Mon deuxième ils m’a trouvé, après avoir fait une croix sur sa mère. Quand j’y pense, elle a dû exercer une sorte de vengeance sur nos enfants parce que j’étais leur père. Pour elle je reste simplement une erreur de jeunesse. Il était temps que je la raye de ma vie. En 2007, j’ai rendu mon mémoire centré sur la question de l’homosexualité. Mon diplôme en poche, j’ai demandé mon ami en mariage et on proite aujourd’hui de notre vie de jeune couple. Enin, jeune couple , façon de parler. » « Je suis sorti de ce piège dans lequel je m’étais enfermé » À écouter : « Comme ils disent », Charles Aznavour, 1972 Aznavour y aborde le thème, encore tabou à l’époque, de l’homosexualité, très peu abordée dans la chanson française. Un an auparavant, Sardou s’empare tout de même de la thématique dans « La folle du régiment ». Chantée par Liza Minelli, la chanson inspirera Renaud pour son titre : « Le petit pédé des années 2000 ». Une version techno de « Comme ils disent » est devenue l’hymne gay des boîtes de nuit. Extrait : J´habite seul avec maman- Dans un très vieil appartement - Rue Sarasate - J´ai pour me tenir compagnie - Une tortue deux canaris - Et une chatte- Pour laisser maman reposer - Très souvent je fais le marché - Et la cuisine - Je range, je lave, j´essuie, - A l´occasion je pique aussi - A la machine - Le travail ne me fait pas peur Je suis un peu décorateur - Un peu styliste - Mais mon vrai métier c´est la nuit. - Que je l´exerce en travesti : - Je suis artiste - Jai un numéro très spécial - Qui init en nu intégral - Après strip-tease - Et dans la salle je vois que - Les mâles n´en croient pas leurs yeux. - Je suis un homme, oh! - … Source : Laurence Haloche, Comme ils disent de Charles Aznavour, www.leigaro.fr, 16 aout 2011. À CR E US E R secret, mon tendre drame. » J’écoutais cette chanson en boucle et en pleurs. C’était déchirant, je me sentais terriblement concerné. J’y pensais constamment. Toute ma vie je serais condamné à vivre avec cette femme et à cacher mon homosexualité. En pensant que cela améliorerait les choses, à 24 ans, j’ai annoncé oficiellement à mes proches mon homosexualité, ce qui est tard pour nos critères actuels. Excepté un léger poids en moins sur la conscience, cela n’a rien arrangé. Je me suis initié aux rituels gays de la nuit et du jour. J’errais dans des boîtes de nuit mais aussi dans des saunas. J’ai découvert cet endroit où les hommes transpiraient la drague et le sexe. Là-bas j’y pratiquais ma règle de trois : trois cent francs belges pour l’entrée, trois heures, trois mecs. Du consommé sur place à proprement parler. J’en parle avec le sourire mais il n’y avait rien d’épanouissant ni de réjouissant à ça. Il fallait que je me sauve de cette situation devenue invivable. Mais je continuais à sortir le soir et à rentrer à l’aube, quand ma femme et mes garçons se libéraient de leur sommeil. Je sortais pour tirer mon coup, pour penser à autre chose le temps d’une nuit. J’ai rencontré quelques amis mais je me sentais toujours très seul. Puis au petit jour, à quatre heures du matin, j’ai rencontré l’homme de ma vie. On est allé chez lui pour baiser mais inalement on a discuté toute la nuit, de tout, de rien, de mes études. Des discussions que je n’avais jamais avec ma femme. Je n’ai revu cet homme que trois mois après. Trois mois de fantasme, assez de temps pour que je tombe amoureux. Ce n’est pas ce qui était prévu, moi je sortais pour le sexe, point. Je découvrais le vrai amour et j’en étais complètement bouleversé. Ma femme s’en est rendu compte. Quelque chose a dû changer en moi, elle n’avait sûrement pas l’habitude de me voir sourire. Elle m’a quitté, après six ans de vie commune, moi et les enfants, alors que le plus petit avait à peine un an. Je n’avais Les saunas gays Notre héros découvre à Bruxelles un sauna gay, une tradition dans les grandes villes européennes qui cache une grande part d’histoire. Alors que la tradition des rencontres dans des bains publics remonte au VIème siècle avant JC. En Occident, les rencontres à but uniquement sexuel datent du XIXème siècle, quand l’homosexualité était encore interdite. C’est principalement en Europe et aux Etats Unis qu’on retrouve ce genre d’établissements. A New York était situé un des bains les plus connus du continent : le Everard, ancienne église reconverti en bains en 1888. Pour anecdote, dans les années 1910 et toujours à New York, Ida et Georges Gershwin géraient les bains Lafayette. À voir «C.R.A.Z.Y.», 2005 Ce ilm québécois, réalisé par Jean-Marc Vallée, retrace l’histoire de Zachary, le quatrième garçon d’une lignée de cinq ils (le Z de C.R.A.Z.Y.) et de sa relation conlictuelle avec son père. Enchaîné entre les désirs de sa mère de marcher dans les pas du Christ et le refus de son père d’accepter son homosexualité, Zachary tente de tracer son chemin à travers les drames familiaux. C.R.A.Z.Y. est le ilm qui a compté le plus d’entrées en salles au Québec en 2005. N° 1 / Printemps 2013 COYOTES Aujourd’hui, ils ne sont que quatre à manier l’aiguille et la paire de ciseaux – la faute à la reprise après une semaine de vacances de carnaval. Au moins, Aurélie dispose de plus de temps pour conseiller et apporter son aide. Les yeux de la jeune styliste, derrière des lunettes années 60, parcourent la classe et repèrent l’apprenti en dificulté. « Magalie, si tu recouvres le bouton avec ce tissu, pour éviter que le tissu fasse des bosses ou qu’il ne se détende, tu devrais le coudre.», « Regarde Ludovic, les pattes de ta peluche ballottent trop. Il faut les recoudre plus serrées. » Raccommodage de chaussettes ou confection d’une tunique, l’envie des uns ne se compare pas à l’ambition des autres. « Le plus facile, évidemment, ce sont les accessoires. On a terminé les bonnets et écharpes d’hiver. C’est aussi en fonction de la saison. Sinon, je leur propose des idées de sacs, de peluches... Mais il y a en a certains qui font des jupes ou des tuniques. Enin... c’est vraiment, chacun son projet personnel. » pant s’engage, alors il signe un contrat social et on le revoit régulièrement pour réajuster les objectifs qu’il s’est ixés avec l’assistante sociale, spéciie Catherine Rassel, entourée de morceaux de tissus et de mètres ruban. Assister à l’atelier, c’est honorer un engagement et se ixer des objectifs. » Catherine Rassel, assistante sociale au CPAS, supervise l’atelier aux côtés d’Aurélie. Si la jeune styliste, souriante, mais discrète, assure eficacement son rôle d’animatrice, Catherine est là pour mettre l’ambiance. Tandis que le silence règne lorsque le tissu déile sous l’aiguille de la machine à coudre, Catherine en proite pour présenter différentes activités qui s’inscrivent dans le même esprit que les ateliers de récupération de Namur. « Alors... Est-ce que je vous ai déjà emmerdés avec les ateliers du salon RECUP-ère ? » « Seulement par SMS », ose répondre Magalie, avant d’éclater de rire. Dans ce cadre de travail, où s’harmonisent bonne entente et sérieux des participants, chacun s’implique à sa manière pour rencontrer ses objectifs. Charlotte assiste à l’atelier « parce qu’au sinon, je ne sors pas de chez moi, je ne m’habille pas. Pour vous dire, la couture, ça me connaît – ma maman est couturière depuis cinquante ans – donc, je pourrais très bien réaliser ce déguisement chez moi – d’ailleurs, si je n’ai pas ini à temps, je le ferai. J’ai une machine à coudre. Mais bon, c’est plus facile de faire ça ici, avec les autres... Que toute seule. » Penchée sur le sol, Charlotte découpe, d’une main assurée, un vieux tissu de velours vert et lui taille une nouvelle forme. « J’ai des bottes et une perruque assorties. Ce sera marrant. » À quelques minutes de la in, elle manipule la machine à coudre à toute vitesse. Charlotte devra encore apporter quelques retouches à la maison, mais le tissu usé a été transformé en robe de princesse. « C’est plus facile de faire ça ici, avec les autres... Que toute seule » Un engagement et des objectifs Le projet personnel se relète dans la confection et la récupération de vêtements, mais surtout à travers un objectif de réinsertion sociale. « Recycle tes fripes », comme les autres activités proposées par le CPAS de Namur, ne consiste pas seulement en un moment de détente ou un passe-temps. L’atelier est inséré dans un programme de resocialisation et d’accompagnement de personnes, comme Magalie ou Francine, qui bénéicient de l’aide du CPAS. « Ce service est offert par la Maison de réinsertion sociale, un service spéciique au CPAS. En fait, il s’agit de l’étape juste avant la réinsertion professionnelle. On organise d’abord un premier entretien pour voir les objectifs à atteindre. Ça peut être : respecter un horaire, faire une démarche, organiser son temps... Au bout de trois semaines d’essai, on fait le point. Si le partici- Ludovic, plus renfrogné, se débat avec les ustensiles de couture depuis plus de deux mois. Un doudou lui semblait pourtant un accessoire facile à fabriquer. La réalité se révèle bien plus pernicieuse que prévu. Qu’importe, il prendra le temps qu’il faudra. Se rendre, chaque semaine, à l’atelier lui apprend à s’organiser : « Je prends des cours du soir en informatique pour me remettre à niveau. Donc, en journée, ce sont les ateliers et le soir, c’est la formation. Au inal, entre les ateliers et les cours, j’ai un horaire presque complet et ça m’apprend à mieux gérer mon temps. Ça m’oblige aussi à respecter mes engagements. » « Reconnu en tant qu’artiste » Charlotte, Ludovic et les autres sont à l’image des vieux vêtements qu’ils ressuscitent. Ils entrent à l’atelier, dépassés et fatigués, pour en ressortir rafraîchis et requinqués. Mais ce processus prend du temps... Et pour certains plus que pour d’autres. Aucun délai ne leur est imposé. « Leur projet est personnel. Cela peut prendre un mois ou un an, en fonction de ce qu’ils ont besoin de travailler, souligne l’assistante sociale, des objectifs qu’ils veulent atteindre. » Une fois le résultat obtenu, de la transformation d’un tissu usé au respect d’un engagement, la satisfaction se lit sur leur visage. Aujourd’hui, le vieux chiffon d’un bleu électrique sur lequel Magalie avait jeté son dévolu va bientôt reprendre vie sous la forme d’un sac. « Il ne me reste plus qu’à coudre le dernier bouton et espérons que d’ici une dizaine de minutes, j’aurai terminé. Je suis très ière », conie-t-elle enthousiaste, à quelques instants de la in de l’atelier. La ierté, ce sentiment qui les envahit lorsqu’ils portent le dernier coup d’aiguille à la fripe recyclée. Un sentiment légitime qu’ils ont envie de partager. Ils en auront bientôt l’occasion. Au mois de mai a lieu Festivalien, un évènement organisé tous les deux ans par la Maison de la culture de Namur. Durant trois jours se mêlent social et culture à travers les productions artistiques d’une ribambelle d’associations, dont la Maison de réinsertion sociale de Namur. Cette année, les confections de l’atelier « Recycle tes fripes » seront présentées sous le feu des projecteurs. Les participants déileront sur le podium, vêtements et accessoires sur le dos. Magalie portera son sac à l’épaule, Ludovic le doudou à la main. Rien à voir avec un déilé de mode haute couture. Il s’agit surtout de rappeler que derrière chaque création, il y a un visage. « Ce qu’on apprécie avec Festivalien, c’est que l’étiquette CPAS ne nous colle pas à la peau. On est présenté et surtout reconnu en tant qu’artiste ! » Le service d'insertion sociale À CR E US E R Recycle tes fripes,recycle tes tripes 90 Certains individus sont – pour employer une formule politiquement correcte – « éloignés de l'emploi » pour diverses raisons : problèmes personnels (addictions, dettes, etc.), santé fragile voire handicap, absence de formation, etc. Le service d'insertion sociale (SIS) est destiné à ces individus en dificulté professionnelle, inancière ou psychologique. Le service propose des activités collectives d'insertion sociale dont l'objectif n'est pas de « prendre du bon temps » mais de remplir des objectifs sociaux : être à l'heure, construire un projet commun, déléguer des tâches, etc. En un mot, faire un travail sur soi-même, tout en étant en relation avec l'autre. L'assistant(e) social(e) prend pleinement part aux ateliers tout autant que les bénéiciaires du service, qui doivent s'investir activement dans l'organisation et le bon déroulement de l'activité. Le recyclage du textile en Belgique Chaque année, le citoyen belge jette environ 10 kg de vêtements usés. Entre 35 % et 50 % de ces déchets sont récupérés et réutilisés. En 2010, plus de 23 000 tonnes de textiles ont été récoltés, soit près de 5 000 tonnes de plus qu'en 2007. La collecte s'effectue essentiellement via les bulles à textiles, désormais au nombre de 3 360 sur le territoire de la Région Wallonie-Bruxelles. La récolte de vêtements est assurée par les entreprises de l'économie sociale. Ils représentent des coopératives, associations, syndicats qui valorisent la solidarité et l'éthique, fonctionnent sur le principe d'indépendance économique et assurent l'égalité des personnes. N° 1 / Printemps 2013 Papiers, s’il vous plaît 94 COYOTES « Cela ressemble beaucoup à l’immeuble du KGB. » Un poids très lourd lui pèse sur les épaules. À ce moment, elle comprend que ce ne sera pas facile. D’abord la ile d’attente au pied de la tour, puis le portique de sécurité, la fouille et de nouveau l’attente, avant le « petit examen ». Quelques questions d’ordre pratique, histoire d’ouvrir le dossier. Puis une date de rendez-vous, à l’encre, illisible. Elle n’est pas au bout de ses peines. Oksana et sa famille doivent encore s’enregistrer au commissariat général d’aide aux réfugiés. Nouvelle ile d’attente et nouveaux tickets de toutes les couleurs - une pour chaque problème, chaque peuple, chaque demande -, nouvelles angoisses. La plupart du temps, les avocats, appelés à assister les migrants, ne sont là que le jour de la convocation. Pas d’entretien préliminaire, pas de causette – puisque les assistants sociaux s’en chargent. C’est pourtant une étape cruciale dans la démarche d’obtention de papiers : il s’agit de vériier que l’histoire racontée par les migrants tient la route. S’ils sont plusieurs, on compare les déclarations ain d’être sûr qu’elles ne se contredisent pas. On évalue les risques de retour au pays. On confronte les lieux et les personnes, les personnes avec les faits, et les faits au contexte propre à la zone mentionnée. « Qui vous a fait quoi, quand et où ? Pour quelles raisons ? Vous pouvez répéter ? Vous en êtes sûr ? Vous vous souvenez de leurs noms ? À quoi ressemblaient-ils ? » Un vrai interrogatoire. La suspicion est de mise et le bombardement de questions passe souvent par un traducteur. La connexion langagière tressaute. Un malentendu, et la demande d’asile tombe à l’eau. En attendant, il faut loger la famille d’Oksana. Ni une ni deux, l’État belge s’en occupe. Pendant ce temps, la famille commence à apprendre le français. Ils sont enthousiastes et leur espoir d’une vie meilleure est ardent. Mais il reste une ombre au tableau. Ils n’ont aucune nouvelle de leur dossier et personne ne semble savoir si leur demande avance favorablement. Oksana devient méiante. « Plus je maîtrisais la langue, plus je comprenais que ce que les assistants sociaux nous disaient, ce n’était que de belles phrases toutes faites. Les sourires qu’ils arboraient, c’était un masque pour les nouveaux arrivants. Après le premier contact, ils enlevaient ce masque et le remettaient seulement pour les prochains immigrés. » D’un ton sévère, elle émet une rélexion qui résume le combat qu’elle a mené de front contre le labyrinthe administratif : « On nous a renvoyés d’un service à l’autre. Dans tous les bureaux où nous nous sommes rendus, nous avons fait face à une constante hypocrisie. Personne n’avait la solution. » « Cela ressemble beaucoup à l’immeuble du KGB » « Ordre de quitter le territoire » Oksana cesse de parler. Elle scrute à nouveau la rue plongée dans la pénombre. Perdue dans ses pensées, elle tripote nerveusement l’extrémité de la nappe brodée. Enin, entre deux anecdotes, elle glisse pour la première fois le mot « illégal ». Furtivement, avec prudence, comme si en le prononçant, elle craignait de nouvelles représailles. Elle n’oubliera jamais le jour où son quotidien a basculé. Un an et huit mois après leur arrivée, tandis qu’elle se rend à son cours de français, la jeune femme ouvre son courrier au beau milieu d’un tramway bondé ; d’ordinaire, elle attend de se retrouver chez elle, à l’abri des regards indiscrets. Mais ce jour-là, elle cède à l’impatience et à l’anxiété. L’enveloppe contient un papier de couleur verte. En parcourant les lignes, la nouvelle tombe comme un couperet : « Vous avez fait une demande d’asile. Votre requête a été refusée. Vous avez ordre de quitter le territoire. » Durant trois jours, Oksana garde cette lettre dans son sac. « Je ne voulais pas perturber notre vie, qui commençait à se stabiliser un peu. J’avais peur qu’en apprenant la nouvelle, mes enfants se sentent désemparés. Il fallait que je trouve le moyen d’annoncer ça comme une chose banale, sans gravité. » Alors, la mère de famille tente d’imiter les assistants sociaux qui l’avaient reçue plus d’un an auparavant. Aficher un faux sourire, celui qui est igé. Mais en voyant son mari et ses ils, elle oublie son masque dans son sac, avec le document vert. Après ce premier échec, trois solutions s’offrent à eux. Refaire la demande d’asile avec de nouveaux éléments dans leur dossier, retourner en Ukraine ou tenter leur chance dans un autre pays. Oksana ne le dira pas tout de suite clairement, mais il existe une quatrième option : ne faire aucune demande d’asile et rester sur le territoire belge. Devenir sanspapiers. Être un illégal. « Trois secondes après leur avoir annoncé la nouvelle, j’ai vu tout notre parcours déiler devant mes yeux. À partir de ce moment-là, cela signiiait l’illégalité absolue. Nous n’existions plus en tant que personne. Une fois sans-papiers, nous n’avions plus droit à rien. » À rien, sauf à l’espoir fou d’obtenir un permis de séjour. La famille se bat pour trouver un avocat. Quelqu’un qui débloquerait la situation, qui accélérerait la procédure, qui comprendrait la situation des migrants, leur solitude, leurs angoisses et leurs espoirs. d’écraser un employé de banque qui avait été licencié pour faute grave. Et je l’ai fait sans sourciller. J’ai enfoncé ce type de telle manièrec qu’il ne pourrait plus jamais s’en sortir. Comme ça, machinalement. Sans même m’en rendre compte. » Le réveil est brutal et la culpabilité lui colle à la peau. Une fois le procès gagné, comme pour prendre une bouffée d’oxygène, elle assiste à des réunions sur le droit des étrangers et traite quelques dossiers prodéo1. Ses collègues croassent : « Mais qu’est-ce que tu en as à faire de ces bougnoules ?! » Malaise. Elle est virée, pour son « plus grand bonheur ». Le changement de voie est radical, mais la jeune femme a déjà quelques lèches à son arc en matière d’immigration. Elle intègre alors le cabinet Blanc-Mayence, spécialisé dans les affaires de sans-papiers. « Une bande de gauchos maoïstes, très axés droits de l’homme ». Au sein de sa nouvelle équipe, elle plonge dans l’engrenage d’une administration débordée. Quelques années plus tard, la voilà chargée du dossier d’Oksana. Un casse-tête, se souvient l’avocate. « L’histoire d’Oksana, c’est le clou de mon cercueil. Le dossier le plus long, le plus dur qui m’ait été conié. C’est aussi celui qui a subi le plus d’injustices. » La raison ? Une différence de traitement des dossiers entre les administrations francophone et néerlandophone. Cette dernière, conie l’avocate à demi-mot, applique une politique plus restrictive en matière migratoire. « Pour stopper les régularisations, ils usent de prétextes parfois erronés. Dans le cas d’Oksana, ils ont considéré que les problèmes liés à son pays étaient résolus depuis longtemps. » Mais l’avocate ne se démonte pas et dépose une demande de permis de séjour. Elle était loin d’imaginer qu’à ce stade, presque dix ans s’écouleraient avant que la famille ne reçoive une réponse. Forte de cette alliée inespérée, Oksana décide de ne pas se laisser abattre. Elle ne veut pas vivre dans la crainte qu’un jour « L’histoire d’Oksana, c’est le clou de mon cercueil » « J’ai une dette envers moi-même » Dans son malheur, Oksana voit la chance lui sourire enin. Elle fait la rencontre de Céline Verbrouck, spécialiste du droit des migrants. Le dossier n’est pas arrivé par hasard entre les mains de l’avocate : c’est une collègue de travail qui le lui a conié, estimant qu’elle seule serait à même de sauver la situation. La jeune avocate accepte de se charger de l’affaire, car elle a une dette envers ellemême : cette ille de pieds noirs et brillante élève a en effet atterri à la in de ses études de droit dans un cabinet d’affaires américain. Le salaire était élevé et les perspectives de carrière au beau ixe. Mais au il des mois, l’envers du décor a ini par sauter aux yeux de la jeune femme : « Un jour on m’a demandé N° 1 / Printemps 2013 des hommes en uniforme viennent défoncer la porte de sa maison pour les emmener de force. Elle décide de se prendre en main et se lève chaque matin pour travailler bénévolement en tant que traductrice. Elle se rend des journées entières dans des centres destinés à l’aide aux immigrés pour retranscrire et raconter des histoires plus dificiles les unes que les autres. Sa famille, et particulièrement ses enfants, souffre malgré les efforts qu’elle déploie. Pas de papiers, cela veut dire pas d’accès aux soins, pas de travail et bien sûr, aucun loisir. « Quand nos enfants tombaient malades, se souvient-elle, on leur faisait boire des mixtures de nos grands-mères à base d’ail. On n’avait pas les moyens d’aller chez le docteur et d’acheter des médicaments sous ordonnances. Dans notre frigo, il y avait un bout de fromage, parfois un peu de lait et rien d’autre. On se débrouillait avec le peu qu’on avait. » Les enfants, bien qu’en situation irrégulière, sont tout de même allés à l’école. « D’autres jeunes n’ont pas eu cette chance. Une fois atteint l’âge de 18 ans, il est interdit de continuer les études. Heureusement, nous avons croisé le chemin d’un ancien professeur de mes enfants qui a fait jouer ses relations pour inscrire mes ils dans une école. » Mais sans argent, impossible de survivre. Alors, les deux adolescents d’Oksana passent leurs week-ends à travailler au noir. L’aîné porte des sacs de ciment tous les samedis et dimanches, avant de se rendre à l’école le lundi matin, les yeux rougis par la fatigue. Une fois sur le banc de l’école, ses professeurs n’hésitent pas à le narguer. « Alors le Polonais, t’as encore passé le week-end à picoler ? » « L’administration ne nous a jamais aidés » Pendant ce temps, dans les arcanes administratifs, le dossier s’épaissit. Il se charge de feuilles bourrées de descriptions, de faits et d’annotations, passe de mains en mains, d’armoire en armoire, rejoint d’autres dossiers semblables. Là, débute la vraie procédure. Le rouage bureaucratique déplie ses mécanismes et broie les récits. Et, ce qui n’était jusqu’alors qu’un numéro parmi d’autres se mue en une retranscription froide, clinique, d’un passé lointain. « Je ne sais pas comment ils ont fait pendant toutes ces années », soupire Céline Verbrouck. Entre temps, une vague de régularisation soufle sur la Belgique. Des procédures aboutissent, des réponses positives arrivent. Mais rien pour la famille d’Oksana. « Ils étaient maudits, conclut l’avocate. Des dossiers moins bons que le leur et surtout plus récents reçoivent une réponse favorable. Et eux, rien. Comme si on avait oublié leur dossier dans une armoire. » Oksana raconte ces années-là d’une voix étonnamment calme. « Psychologiquement, nous nous sentions comme des moins que rien. Pas de papiers, cela veut dire que vous n’existez pas, vous êtes invisibles. Mes ils étaient mal dans leur peau. L’administration ne nous a jamais aidés. Ce sont les gens que nous avons rencontrés durant notre parcours qui ont eu de l’empathie à notre égard et ont accepté de nous aider. » Sa famille n’est pas la seule à avoir subi un mal-être psychologique. Pascale De Ridder travaille depuis dix ans en tant que psychothérapeute auprès du Service de Santé Mentale pour immigrés « Ulysse ». Elle s’occupe de ceux qui se sont perdus dans les méandres de leur esprit en voguant vers un monde qui leur était inconnu. « Les immigrés viennent me voir parce qu’ils se rendent compte qu’ils ont un problème dans la tête. Certains n’arrivent plus à dormir, font des cauchemars, sont angoissés à l’idée de perdre leur famille. Nous recevons de plus en plus de patients en grave dépression, atteints de troubles anxieux au point d’en devenir malade physiquement aussi. Quand un homme vient vous voir et qu’il vous montre la corde avec laquelle il va se pendre, c’est impossible de faire la part des choses. Psychologiquement, cela devient insoutenable pour moi également. » L’expérience de Céline Verbrouck avec l’affaire d’Oksana l’a profondément marquée. « Il m’est arrivée de péter les plombs », conie-t-elle. « Parfois, l’avocat est leur seul lien avec la société dans laquelle ils évoluent. J’ai eu un client atteint du sida qui venait chaque semaine pleurer dans mon bureau. Il ne voulait pas que je trahisse son secret, mais il avait besoin de soins. Alors, j’ai trahi. » Plus d’une fois, l’envie est venue à cette défenderesse de la justice de baisser les bras et de tout plaquer. Mais lorsqu’elle remporte un procès, toutes ses forces réinvestissent son corps. Elle se rend compte, alors, que l’espoir n’est pas bien loin. « Mes journées ne se terminent pas avant onze heures du soir. Il n’y a pas un seul jour sans que l’on soit en train de courir dans tous les sens au cabinet, une main sur le téléphone et l’autre sur un dossier. Mais mon rythme de travail n’est rien à côté des joies que l’on peut ressentir. J’ai eu une cliente à qui on a refusé six fois le droit d’asile. On les a eus à la huitième. Une seule fois, j’ai dû dire à mon client que nous avions épuisé toutes les voies de recours. Juridiquement, je ne pouvais plus rien faire pour lui. Mais il s’est battu. Il a rassemblé des soutiens, fait des pétitions et a inalement obtenu gain de cause. » sés ! » Contre toute attente, la mère de famille est prise de colère. Comme une tornade dévastatrice, les souvenirs des années de galères et misères envahissent son esprit. La gorge serrée, un goût d’amertume dans la bouche et les mains tremblantes de rage, elle explique: « J’étais révoltée, je fulminais. Je haïssais le monde entier. Comment a-t-on pu nous faire ça ? Durant onze ans, nous n’étions plus vivants, nous étions comme des fantômes sans identité. Toutes ces larmes, toute cette souffrance et ce mal-être pour une petite carte ! » Un silence, puis soudain, les sanglots. Avec un peu de gêne, elle sèche ses larmes pour continuer. « Mon ils a mis des coups de pieds dans les meubles en disant qu’à cause de toute cette histoire, il n’avait jamais eu de jeunesse et que l’on avait ruiné sa vie », dit-elle d’une voix tremblante. Onze ans étaient passés depuis leur arrivée en Belgique. Cette colère sourde, latente, qui divisera la famille, Céline Verbrouck la comprend. « Après tant d’années, ils ont l’impression qu’on ne les a pas crus, comme si on avait nié ce qui leur était arrivé. Dans leur conscience, on a fermé les yeux sur leur misère. » Mais pour l’avocate, l’histoire d’Oksana est loin d’être un cas isolé : selon elle, la situation empire de jour en jour dans des proportions inédites. En dix ans, le nombre de dossiers d’octroi de la nationalité belge a diminué de 44 % selon Eurostat. Quand le Royaume-Uni, à titre de comparaison, a plus que doublé le nombre de régularisation. « Je n’essaie plus de convaincre les gens en dehors de mon travail, soufle Céline Verbrouck, parce que la grande majorité des personnes soutiennent les politiques migratoires restrictives. » Une analyse que partage la psychothérapeute Pascale De Ridder. « Depuis une dizaine d’années, l’accueil des réfugiés est plus restrictif et les conditions d’asile plus sévères qu’auparavant. Le gouvernement belge ne prend plus « Parfois, l’avocat est leur seul lien avec la société dans laquelle ils évoluent » « On a fermé les yeux sur leur misère » Oksana boit les dernières gouttes de son thé et renile l’odeur des feuilles de menthe. Ce geste, c’est le moyen qu’elle a trouvé pour immerger de cet océan de so venirs dificiles. Comme si sentir l’essence mentholée la revigorait. Elle se lève et se dirige vers le salon plongé dans l’obscurité. Elle sort d’une petite commode une pile de cahiers, tous formats confondus. Elle les feuillète et retombe dans les abysses du passé. Les pages des carnets sont remplies de centaines de noms (associations, politiques, anonymes, etc.) qu’elle a rencontrés. Cet acharnement à sortir de sa misère va payer durant le printemps de l’année 2010. Un jour qu’elle travaille au noir comme aide-ménagère, son téléphone sonne. Au bout du il, son assistante sociale lui dit : « Oksana, si vous n’êtes pas assise, faites-le, j’ai quelque chose à vous annoncer. » La mère de famille s’assoit, désemparée, s’attendant à un nouveau coup de massue: « Vous et votre famille êtes régulari- 97 Papiers, s’il vous plaît COYOTES N° 1 / Printemps 2013 Papiers, s’il vous plaît 98 COYOTES en compte nos certiicats et attestations de santé mentale, annonce-t-elle dépitée. Sans aucun scrupule, ils renvoient des étrangers dans leur pays après un contrôle médical coordonné par un médecin généraliste. Et ce, malgré le fait que nous, psychothérapeutes, ayons clamé haut et fort que cette personne est bien trop déséquilibrée et fragile mentalement pour retourner dans son pays. » « J’existe enin aux yeux de la société » Trois ans après l’obtention de son permis de séjour, la colère d’Oksana s’est apaisée, faisant place à une fragile sérénité. Depuis, sa vie a beaucoup changé. Plus besoin de trouver des compromis avec le propriétaire d’un appartement pour obtenir un logement. Sa nouvelle demeure ne ressemble plus à « un trou » comme elle appelle son ancienne résidence. Au contraire, c’est un endroit propret où il fait bon vivre. Les meubles qui ornent les différentes pièces datent d’un autre temps. Certainement sa manière de rester connectée à son passé, qu’elle ne veut surtout pas oublier. Grâce à son expérience de traductrice bénévole, elle a aussi déniché du travail. En se réveillant chaque matin, c’est avec bonheur qu’elle se rend au boulot. « Avec ce travail, je me suis vue naître comme un adulte. Je suis appréciée pour mon professionnalisme et mon expérience. Avant, je me sentais marginale. Ce papier c’est une reconnaissance. Maintenant, j’existe enin aux yeux de la société. J’ai un nom, un prénom, une photo et des droits qui vont avec. Quand je vivais en Ukraine, j’étais quelqu’un. Puis, pendant onze ans, j’étais invisible et maintenant je renais comme une nouvelle personne. » Mais Oksana sait que son périple n’est pas terminé. Ce n’est qu’une étape de son long voyage qu’elle vient de passer. Si elle et sa famille sont régularisées, cela signiie que, légalement, leur présence est tolérée en Belgique. Maintenant, ils doivent déposer les demandes qui leur permettront d’accéder au Graal : la nationalité belge. Elle tourne une dernière fois le regard vers la fenêtre, scrutant les petits points de lumière des appartements et dans un long soupir, elle murmure : « Je suis comme un cheval de compétition. Je dois courir très vite et franchir les obstacles pour gagner. Et je sais qu’il m’en reste encore beaucoup à sauter avant de pouvoir me reposer. » « Ce papier c’est une reconnaissance » À CR E US E R À voir «Welcome», de Philippe Lioret. L’histoire d’un adolescent immigré d’origine kurde, Bilal, qui cherche à rejoindre sa petite amie à Londres. Arrivé en France, il n’a plus un sou en poche mais reste déterminé. Son projet : traverser la Manche à la nage. «Illégal» de Olivier-Masset Depasse : Dans le ilm du belge Olivier Masset Depasse, Tani Zimina, mère de 39 ans d’origine russe vit clandestinement depuis quelques années en Belgique avec son ils adolescent. Un jour, les autorités la coincent et l’envoient dans un centre de rétention. Par chance, son ils échappera de justesse à la police. Elle découvre, alors, seule les conditions de vie dans cette prison pour illégaux. «L’enfer me ment» de Christophe Hertecant, disponible gratuitement sur la plateforme Vimeo. Des migrants aux avocats, des policiers aux politiques, Christophe Hertecant ilme au plus près la réalité de la politique migratoire en Europe. Son point de vue ? Bruxelles, ville cosmopolite. À lire «Sans papiers», de Jean-François Martin, éditions Rascal : Une petite ille raconte en texte et en image son arrivée en France. Seule avec son père, elle découvre un monde qui lui paraît étranger. À travers cette histoire, Rascal et Jean-François Martin nous content la dificulté d’être sans-papiers mais aussi l’affection qu’éprouve la illette pour la France, ce pays qui est maintenant sien. «Eldorado», de Laurent Gaudé, éditions Actes Sud: Dans Eldorado, deux histoires de sans- papiers se chevauchent. En Italie, un oficier de marine va aider une clandestine à se venger des passeurs qui ont contribué à la mort de son bébé. Au même moment, Soleiman le Soudanais réussit à passer la frontière libyenne pour se rendre en Europe. Avec la compagnie de Boubakar le Malien, ils vont tenter une traversée du désert à travers le Maghreb pour joindre l’Occident, leur Eldorado. «Fragments d’intime», de Pascale Jamoulle, éditions La découverte. Anthropologue, Pascale Jamoulle nous plonge dans le quotidien des immigrés dans un quartier « chaud » de Bruxelles. L’exil, la pauvreté, la petite délinquance ; les thèmes abordés ici offrent un panorama sans concession de la condition d’ immigrée. 1) Désigne les avocats travaillant au service de l’Etat N° 1 / Printemps 2013 Photographes La Rédaction Anne Lebessi Nicolas Franchomme Clément Boileau Aldwin Raoul Alice T’Kint Vlora Bajraktari Laura Nethercott Cassandre Burnier Tony McDowell Cassandre Burnier Ani Paitjan Gaëlle Krähenbühl Chef Graphiste Alexandre De Grauwe Stefano Pecoraro Alexandra Le Seigneur Assistants Graphistes Illustrateurs Perrine Deloof Anya Margolina José Devisme Mouna Takieddine Ani Paitjan Capitaine Plum Dany Marrache Maxime Siquet Dimitri Mastoros Yann McDowell Remerciements à Florence Le Cam et Nadia Nahjari.